Eurovision 2018 : la crise migratoire et #metoo s’invitent au sein du glamour et des paillettes
Eurovision 2018 : la crise migratoire et #metoo s’invitent au sein du glamour et des paillettes
Par Aurélie Blondel
Les titres défendus par le couple français Madame Monsieur et la candidate israélienne Netta Barzilai ont la particularité d’évoquer deux questions sociétales qui ont dominé l’actualité ces derniers mois.
Le duo français Madame Monsieur mise sur la sobriété, s’effaçant derrière le titre de leur chanson, « Mercy ». / EUROVISION/ANDRES PUTTING
Sur la scène de l’Eurovision, samedi 12 mai au soir, Madame Monsieur sera presque entièrement vêtu de noir. Pour convaincre les téléspectateurs, le duo français mise sur la sobriété, s’effaçant derrière le titre de leur chanson, Mercy. Les cheveux blonds de la chanteuse Emilie Satt seront tirés en queue-de-cheval basse et Jean-Karl Lucas, son mari, arborera pour seul accessoire une guitare rouge.
Leur discrétion contraste avec la performance énergétique de l’Israélienne Netta Barzilai, autre grande favorite de cette 63e édition du concours, organisée à Lisbonne au Portugal. Habillée d’un kimono rouge et rose et placée devant deux écrans couverts de maneki-neko (ces chats porte-bonheur japonais qui lèvent la patte gauche…), la jeune femme et ses curieux caquètements feront danser les téléspectateurs avec son titre Toy.
Madame Monsieur - Mercy - France - Official Music Video - Eurovision 2018
Durée : 03:05
Deux univers aux antipodes, et pourtant… Ces chansons ont la particularité d’évoquer deux questions sociétales qui ont dominé l’actualité ces derniers mois, le mouvement #metoo pour Netta, la crise des migrants pour Madame Monsieur. Et aussi de caracoler en tête chez les bookmakers qui ont souvent du flair.
Israël a occupé la première place dans leurs pronostics dès le jour de la révélation de sa chanson et s’y est maintenu jusqu’à mardi – elle pointe désormais en troisième position. La France convainc aussi les parieurs, qui la voient depuis plusieurs semaines entre la deuxième et la cinquième place. « On ne joue pas sur le même tableau », résume Jean-Karl Lucas. « Bien sûr, elle nous fait peur, nous ne pouvons pas lutter sur le côté show, mais elle ne peut pas lutter contre nous sur l’émotion », complète Emilie Satt.
Netta - Toy - Israel - LIVE - First Semi-Final - Eurovision 2018
Durée : 03:19
Messages universels
Avec des chansons à message, le risque de cliver les téléspectateurs est élevé à l’Eurovision. Aussi, chaque candidat veille à souligner l’universalité de son texte. Madame Monsieur, qui a gagné son billet pour Lisbonne en remportant l’émission « Destination Eurovision » en janvier, racontera sur scène l’émouvante histoire de la petite Mercy, née à bord d’un bateau humanitaire en mars 2017, après que sa mère a été sauvée du naufrage de son embarcation. Celle-ci avait fui le Nigeria via la Libye. « Nous n’avons jamais décidé de faire une chanson sur les migrants, insiste Jean-Karl Lucas, nous racontons la naissance d’une petite fille. Mercy aurait pu naître dans un séisme au Nicaragua. »
« Je ne suis pas ton jouet […] la Barbie a quelque chose à dire », chante en anglais Netta, artiste de 25 ans connue pour ses performances vocales, son excentricité et son goût de l’improvisation. « Ma chanson parle d’émancipation des femmes, mais aussi de ceux à qui on a répété qu’ils ne faisaient jamais rien de bien, de ceux à qui on a martelé qu’ils n’étaient pas assez maigres, ou encore pas assez forts », a expliqué Netta mercredi au Monde. Festif, entraînant, son titre ne passera sans doute pas inaperçu.
Madame Monsieur et Netta ne sont pas les seuls à avoir puisé leur inspiration dans l’actualité. Le duo italien Ermal Meta et Fabrizio Moro interprétera un hymne à la résilience face au terrorisme avec Non mi avete fatto niente (vous ne m’avez rien fait ). Un titre qui fait écho au « Vous n’aurez pas ma haine » d’Antoine Leiris, cette lettre poignante publiée par un homme ayant perdu sa femme dans l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015.
Ici encore avec un traitement très différent. « Là où Netta mise sur le tempo et le second degré, et le duo français sur l’émotion, les Italiens ont choisi un angle quasi journalistique », analyse Bruno Berberes. Ce spécialiste et fan de l’Eurovision a dirigé la délégation française de 2002 à 2012 et était le directeur artistique de « Destination Eurovision ». C’est lui qui a suggéré à Madame Monsieur de participer à la sélection française. « Ils ont envoyé deux chansons, Mercy s’est imposée à nous en deux secondes, raconte-t-il. Je compte beaucoup sur le lien que le duo peut tisser avec le public. Si la rencontre fonctionne, je suis très optimiste. »
Ermal Meta e Fabrizio Moro - Non Mi Avete Fatto Niente - Exclusive Rehearsal Clip - Italy
Durée : 00:46
La magie peut opérer
Alors que Netta chante en anglais et que les paroles du titre italien apparaîtront à l’écran en plusieurs langues, le duo français a fait le choix de ne pas traduire son texte, ni d’introduire de sous-titres. « Leur chanson est totalement sensitive, le langage est accessoire, estime M. Berberes. Si les commentateurs de chaque pays font leur boulot en expliquant de quoi parle la chanson, et que la réalisation nous aide, la magie peut opérer. »
Une analyse partagée par d’autres spécialistes. « Le geste de la main que le duo effectue vers le public à la fin de la chanson contribue à faire passer l’émotion même si on ne comprend pas le français », note Edward Montebello, journaliste maltais spécialiste de l’Eurovision, qui a suivi les répétitions ces derniers jours à Lisbonne. « Parmi les gimmicks que j’ai vus à l’Eurovision, c’est l’un des meilleurs », analyse William Lee Adams, journaliste et fondateur de Wiwibloggs, blog anglophone qui fait la pluie et le beau temps à l’Eurovision. « Il ne faut pas oublier que nombre d’Européens ont des notions de français, et comme les paroles sont basiques, beaucoup en comprendront une partie, poursuit-il. Le titre est en outre intelligent, le prénom de cette petite fille est pratique, Mercy évoquant pour les anglophones la miséricorde, le pardon, la spiritualité. »
Et d’ajouter que le thème des migrants trouvera indirectement un écho samedi dans d’autres prestations, puisque deux artistes, présents en finale, ont fui l’Albanie lorsqu’ils étaient enfants, avec leur famille. Eleni Foureira, qui représente Chypre mais vit en Grèce, et Ermal Meta, pour l’Italie. « Ce qui est fou, c’est qu’ils viennent de la même ville ! S’ils sont là, sur scène, c’est parce qu’ils ont pu migrer un jour, une présence symbolique à l’heure où les frontières ont tendance à se refermer. » Sans compter que la mer est le thème retenu par les organisateurs portugais du concours, avec pour slogan « All Aboard ! » (« Tous à bord ! »).