Cannes 2018 : « Burning », la brûlure de l’imaginaire
Cannes 2018 : « Burning », la brûlure de l’imaginaire
Par Thomas Sotinel
En compétition, le cinéaste coréen Lee Chang-dong met en scène l’apprentissage douloureux d’un écrivain.
Lee Chang-dong dans un couloir de l’hôtel Gray d’Albion à Cannes, le 15 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
C’est un étrange phénomène qui frappe la compétition cannoise. Les femmes foulent le tapis rouge en masse, le rang du jury qui attribuera la Palme d’or compte une majorité de jurées, dans les salles de conférence, on réfléchit sur les moyens d’atteindre la parité entre genres en matière de subventions. Et, à l’écran, les femmes disparaissent. Il y eut d’abord la jeune actrice iranienne de Trois visages, puis la beauté californienne d’Under the Silver Lake. Voici enfin Haemi (Jun Jong-seo), qui danse à la porte des solderies de Séoul pour attirer le chaland et se payer des cours de mime. C’est elle qu’escamote Lee Chang-dong dans Burning, projeté mercredi 16 mai. C’est à sa recherche que se lance Jongsu (Yoo Ah-in), fils d’éleveur de vaches, aspirant écrivain, figure centrale de ce beau récit d’apprentissage qui court pendant deux heures vingt-huit sur la frontière entre la réalité et l’illusion. On y retrouvera l’intensité et la gravité que l’on connaît à l’auteur de Poetry. S’y mêlent cette fois une fantaisie, un humour, dont il faut peut-être chercher l’origine du côté d’Haruki Murakami, auteur de la nouvelle dont est inspiré le scénario.
Située au Japon, très courte (bien plus que le scénario de Burning), celle-ci s’appelait Les Granges brûlées et a été publiée en France, en 1998, dans le recueil L’éléphant s’évapore (réédité chez Belfond). Lee Chang-dong a transformé les granges nippones en serres, ces demi-cylindres tendus de plastique jonchant la campagne coréenne. Lors d’une conversation qui sert de pivot au film, Ben (Steven Yeun) apprend à Jongsu qu’il a pour hobby d’incendier une de ces structures tous les deux mois.
« Le monde est pour moi un mystère »
Ben est un garçon à la beauté étrangement impersonnelle qui a ravi Haemi à l’affection de Jongsu, dont il est l’aîné d’une dizaine d’années. La jeune fille a rencontré son nouvel amant lors d’un voyage dans le désert de Kalahari. Lorsque Jongsu est allé l’attendre à l’aéroport, elle a débarqué au bras de Ben. Le beau gosse, qui roule en Porsche et habite à Gangnam (le quartier huppé chanté par Psy), tolère tout à fait la présence de son cadet. Celui-ci, qui vient de finir ses études, partage son temps entre Séoul, où il est livreur, et Paju, où il doit s’occuper de la ferme que son père a laissée à l’abandon après son arrestation.
Lee Chang-dong, qui n’avait pas tourné depuis Poetry, Prix du scénario à Cannes, en 2010, déploie tous ces éléments avec une science du rythme qui donne à ces éléments triviaux une ampleur dont on prend progressivement conscience. Jongsu apparaît d’abord comme un garçon pas très bien dégrossi, mais une série d’échanges, avec Haemi, avec l’avocat qui tente de défendre son père, incarcéré après une altercation avec un policier, le transforme insensiblement en pèlerin lancé dans une quête dont le but reste obscur : « Le monde est pour moi un mystère », avoue-t-il à un groupe d’amis très chics de Ben.
Yoo Ah-in et Steven Yeun dans « Burning » (« Buh-Ning »), de Lee Chang-dong. / PINEHOUSEFILM/DIAPHANA DISTRIBUTION
A la révélation de la pyromanie de Ben, il répond par une enquête serrée dans la campagne entourant sa ferme, puisque son ami lui a dit que la prochaine serre brûlée le serait aux abords de celle-ci. Et quand Haemi disparaît du jour au lendemain, au moment même où devait flamber la serre, Jongsu la cherche autant parce qu’il l’aime que parce qu’il veut donner un sens à leurs existences.
Imaginaire et idéal
Commencé dans une lumière automnale, le film s’enfonce dans l’hiver. Pour retrouver Haemi, Jongsu ne dispose que des bribes de récit qu’elle a laissé échapper pendant leur brève liaison. La jeune fille l’a d’abord impressionné en mimant l’épluchage et la consommation d’une mandarine. Cette scène charmante est la matrice du film : la mandarine n’existe que parce que Haemi en a décidé ainsi et qu’elle est douée d’assez de talent pour faire admettre cette décision à ceux qui l’entourent. Haemi est une artiste. Jongsu ne l’est pas encore et, en même temps qu’il cherche son amie disparue, il lui faut décider du récit de sa disparition, devenir un auteur de fiction. Une fiction assez proche de la réalité pour ne pas nier celle-ci, assez nourrie d’imaginaire et d’idéal pour donner un sens aux faits.
Pour Lee Chang-dong, homme politique (il a été ministre de la culture de son pays, avant d’être placé sur la liste noire des personnalités culturelles, établie par le régime de la présidente Park, récemment chassée du pouvoir), ces faits ont pour nom chômage des jeunes, division de la Corée (la ferme de Jongsu est située sur le 38e parallèle). Leur brutalité, tout comme celle de la lumière hivernale qui, peu à peu, envahit Burning, jusqu’à sa conclusion brutale et virtuose, ne contredit pas la nécessité de la dimension imaginaire ; elle la conforte.
Burning trailer official (English) from Cannes
Durée : 01:28
Film coréen de Lee Chang-dong. Avec Yoo Ah-in, Jun Jong-seo, Steven Yeun (2 h 28). Sortie en salle le 29 août. Sur le Web : diaphana.fr/film/burning