Un guide de voyage pour promouvoir le « matrimoine » parisien
Un guide de voyage pour promouvoir le « matrimoine » parisien
Par Adrien Naselli
« La Guide de voyage Paris » permet de découvrir la capitale sous l’angle des femmes qui y ont vécu… Et qui y sont si peu visibles. Il a reçu le Prix « Le Monde »-Smart Cities de l’action culturelle. Son auteure, Charlotte Soulary, nous embarque sur les traces de femmes qui ont fait Paris.
Un mardi matin, dans le métro bondé, une touriste recroquevillée sur son strapontin écorne un vieux guide de Paris aux pages jaunies par le temps. Il y est question de monuments, d’histoire, de grands hommes… Cette vision nous accompagne sur le chemin de notre rendez-vous avec Charlotte Soulary, auteure de La Guide de voyage Paris et lauréate du Prix de l’action culturelle dans le cadre des prix de l’innovation urbaine décernés par Le Monde. Son guide, publié grâce à un appel à financement réussi (9 000 euros récoltés sur 5 000 visés), nous propose de redécouvrir Paris à la lumière du « matrimoine », terme qui désigne « la mémoire des créatrices du passé et de la transmission de leurs œuvres » pour reprendre les mots de la conseillère de Paris Joëlle Morel. En 2015, une version alternative aux vénérables journées européennes du patrimoine était lancée par l’association HF Ile-de-France : les journées du matrimoine. Pourtant, malgré le vote en Conseil de Paris, en novembre 2017, d’un vœu de rebaptiser ces journées en « matrimoine et patrimoine », l’expression ne sera pas reprise pour la 35e édition, les 15 et 16 septembre 2018.
Femmes allégories
« Rendez-vous sur la terrasse Emilienne-Moreau-Evrard », écrivait Charlotte Soulary dans un texto. Un peu honteux de ne pas la connaître, ni de savoir où elle se trouve, on cherche sur Google Maps : rien. Aucune trace de cet endroit. Après quelques moments d’errance, nous finissons par retrouver Charlotte Soulary dans un coin de la place de la République, au pied d’un lampadaire orné d’une plaque au nom de la résistante, l’une des six femmes qui figurent parmi… les mille trente-huit Compagnons de la Libération. « C’est l’exemple parfait de l’invisibilisation des femmes dans l’espace public, dit Charlotte Soulary, pas mécontente de son effet. La mairie de Paris a beau faire des efforts pour donner le nom de femmes à des places et à des rues, le fait est qu’il n’y a plus assez d’espace pour les accueillir. On se retrouve donc avec des tiers-lieux comme celui-ci. » La terrasse Moreau-Evrard fut inaugurée lors de la rénovation de la place de la République, en 2013. Certaines applications ont mal orthographié le nom de famille d’Emilienne Moreau-Evrard. « Je ne sais pas à qui faire remonter l’information », dit Charlotte Soulary, désabusée.
La terrasse Emilienne Moreau-Evrard sur la place de la République, à Paris. / ADRIEN NASELLI
Au beau milieu de la place trône la statue de dix mètres de haut d’une femme : la célèbre Marianne. « C’est une allégorie, pas une vraie femme, tranche Charlotte Soulary. La plupart des statues de femme qu’on croise à Paris ne représentent pas des personnages réels. Le pire dans tout ça, c’est qu’elles ont été installées durant la IIIe République, à une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote. » Ce sont donc ces messieurs qui décidaient s’ils voulaient voir une Marianne belliqueuse et sauvage — le sein nu du tableau de Delacroix — ou une Marianne austère et bourgeoise, comme celle de la place de la République parisienne. A ses pieds, trois allégories de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité surveillent les environs. « C’est ironique de voir que la Fraternité est représentée sous les traits d’une mère », fait remarquer Charlotte Soulary. Deux bambins se cachent en effet dans ses jupons. L’exemple est encore plus criant sur la façade de l’hôtel de ville de Paris, où ne sont représentés que des hommes ayant existé, les seules figures féminines étant des allégories des sciences et des arts.
Charlotte Soulary poursuit sa démonstration en prenant la direction du quartier de Belleville, où nous croisons une statue de grisette. « Encore une fois, il s’agit d’une figure et non pas d’une personne réelle. La grisette est une vendeuse de rue, une femme du Paris ouvrier qui exerce des petits métiers. Elle est l’exemple même du discours porté par des hommes sur des femmes : de Balzac aux journalistes, ils se sont amusés à rassembler sous ce terme des femmes pauvres de 16 à 30 ans, qui entretenaient plusieurs relations amoureuses, et qu’on dédaignait un peu. » A Paris, moins d’une statue représentant un personnage réel sur dix est consacrée à une femme.
La Grisette, boulevard Jules Ferry, à Paris. / ADRIEN NASELLI
Aux grandes femmes, la patrie reconnaissante ?
Direction le musée Edith-Piaf, sis dans l’étroite rue Crespin-du-Gast, « qui n’est pas mis en avant dans la plupart des guides. » Les guides opéreraient, selon Charlotte Soulary, une hiérarchie des informations qui exclut les femmes, même les plus célèbres, telle l’interprète de La Vie en rose, et « même lorsqu’ils parlent de lieux ultratouristiques comme le jardin du Luxembourg : qui sait qu’il a été construit à l’initiative de Marie de Médicis ? Ou que la station Barbès-Rochechouart porte le nom d’une femme ? » Marguerite de Rochechouart de Montpipeau est une religieuse érudite française, nous apprend La Guide de voyage Paris, « 43e abbesse de l’abbaye de Montmartre, qu’elle dirige de 1713 à sa mort, en 1727 ». Deux autres stations de métro seulement portent le nom d’une femme : Louise-Michel, sur la ligne 3, et Pierre-et-Marie-Curie, sur la ligne 7. La ligne 3b du tram, reliant la porte de Vincennes à la porte de la Chapelle, inaugurée en 2012, a tenté de combler le manque en ne baptisant ses stations que de noms de femmes, comme Rosa Parks ou Delphine Seyrig.
Au milieu de ses explications, Charlotte Soulary s’arrête brutalement. Le nez en l’air et les sourcils froncés, elle déchiffre une plaque inconnue portant le nom d’une femme et qui dit : « Allée Zabel-Essayan, 1878-1943, femme de lettres arménienne, militante des droits humains. » Après une recherche fiévreuse sur son smartphone, elle nous explique, rassurée, que la plaque n’a été inaugurée que quelques semaines plus tôt, lors de la journée internationale des droits des femmes. Mais sa place — une partie du terre-plein central du boulevard de Ménilmontant — la condamne d’avance à une existence plus qu’anecdotique dans la vie des Parisiens.
Charlotte Soulary, l'auteure de « La Guide de voyage », découvre une allée au nom de Zabel Essayan sur le boulevard de Ménilmontant. / ADRIEN NASELLI
Charlotte Soulary termine la promenade au célèbre cimetière du Père-Lachaise — renommé Mère-Lachaise par une guide parisienne, dont on trouve les coordonnées dans La Guide… — afin de visiter d’autres sépultures que celles de Jim Morrison, de Marcel Proust ou d’Oscar Wilde. Elle nous entraîne sur la tombe d’Hubertine Auclert, totalement éclipsée par celle d’Honoré de Balzac, qu’une foule de touristes ausculte dans la quiétude de ce matin printanier. Personne ne prête attention à la célèbre journaliste et suffragette, qui fait face à l’écrivain, l’une des premières femmes à s’être battues pour obtenir le droit de vote.
La tombe d'Hubertine Auclert, au cimetière du Père-Lachaise, rend hommage au combat pour le droit de vote des femmes. / ADRIEN NASELLI
Plus loin dans les méandres du cimetière, Charlotte Soulary nous arrête devant le tombeau de Gertrude Stein, l’écrivaine et collectionneuse qui contribua à faire connaître Picasso ou Matisse avec l’aide de sa compagne, Alice B. Tolkas. Mais alors que les amoureux rejoignent traditionnellement leurs défunts époux ou épouses au cimetière, le nom d’Alice Tolkas, morte en 1967, vingt et un ans après sa bien-aimée, n’apparaît que… derrière la pierre tombale. Une manière de la faire disparaître de l’histoire, « les deux femmes connaissant la double peine d’être femmes et lesbiennes ».
On croise enfin le chemin de l’actrice Sarah Bernhardt, dont le Théâtre de la Ville portait le nom avant l’occupation allemande. « J’espère que la mairie de Paris aura la bonne idée de lui rendre son nom originel ! », fulmine Charlotte Soulary. Dans le même registre, Valérie Pécresse, la présidente de la région Ile-de-France, a annoncé en avril que la station de métro Europe se verrait enrichie du nom de Simone Veil, morte le 30 juin 2017. Ce sera désormais la station Europe-Simone-Veil. Pour Charlotte Soulary, cette mesure n’est pas suffisante. « Il faut carrément renommer la place de l’Europe ! Ou celle de la Nation ! Que l’une d’elles devienne la place Simone-Veil ! finit-elle par lâcher. On ne s’en sortira pas avec des demi-mesures. Les gens s’habitueront ! »
Changer les repères
L’aventure de La Guide de voyage a commencé en février 2017 par un site collaboratif sur lequel des blogueuses racontent les initiatives et les histoires des femmes dans leurs villes respectives. L’idée est de fournir des outils aux personnes qui veulent voyager de manière différente, « de la même façon qu’il existe des blogs pour orienter les personnes LGBT qui le souhaitent lorsqu’elles voyagent, explique Charlotte Soulary. Quand je vivais aux Etats-Unis, je me suis posé la question de la société que me présentaient les guides de voyage, saturés de noms masculins. Ils sont tout simplement le reflet de la culture mainstream et de l’histoire patriarcale. » Après dix ans de militantisme, dont plusieurs à Osez le féminisme ! et quelques signes de fatigue, elle avait réussi à convaincre ses camarades et des voyageuses de « contribuer à changer les repères, plutôt que d’être sans cesse dans la dénonciation. C’est une façon positive de militer ».
Encouragée par le succès de La Guide, que certaines librairies parisiennes exposent près des caisses pour la faire connaître, Charlotte Soulary entrevoit désormais une tâche infinie : « On pourrait écrire une guide pour chaque grande ville du monde… »
La Guide de voyage Paris, une nouvelle carte du monde. En librairie. 15 euros.