Cannes 2018 : « Capharnaüm » ou « Les Misérables », version beyrouthine
Cannes 2018 : « Capharnaüm » ou « Les Misérables », version beyrouthine
Par Thomas Sotinel
En compétition, le film de la réalisatrice libanaise Nadine Labaki convainc par sa grande force romanesque.
Nadine Labaki à l’hôtel Majestic à Cannes, le 17 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
On ne reconnaîtra qu’un visage, celui de la réalisatrice ; les autres, on ne les a jamais vus, à moins de connaître les quartiers pauvres de Beyrouth. Nadine Labaki joue l’avocate qui défend Zain, un garçon d’une douzaine d’années, dans le procès qui l’oppose à ses parents, à qui il reproche de l’avoir mis au monde. A rebours de ce que font nombre de ses pairs cinéastes et acteurs, la réalisatrice ne s’est pas réservé la part du lion, et les séquences de prétoire n’offriront que de brèves accalmies dans le torrent qui emporte Capharnaüm, présenté en compétition le 17 mai. Rien dans ce troisième long-métrage de la Libanaise n’est attendu : sa violence, son style quasi documentaire, sa force romanesque prennent au dépourvu avant d’emporter la conviction.
Déjà dans Et maintenant, on va où ? (2011), Nadine Labaki avait fait travailler des débutants, mêlés à des professionnels. Pour raconter l’histoire de Zain, elle a cherché des gens dont la vie n’est pas éloignée de celle que mènent leurs personnages. Capharnaüm met en scène le désordre qui régit leur vie. Les deux termes sont contradictoires, mais ici le chaos qui amène les parents à vendre leurs enfants, les hommes à acheter les femmes, les moins faibles à faire souffrir les plus faibles est une loi d’airain : un fossé infranchissable sépare ceux qui n’ont rien des autres.
Du mauvais côté de ce fossé, Zain (Zain Al Rafeea) a suivi un chemin tortueux jusqu’à la prison de laquelle il lance la plainte contre ses parents, itinéraire que le film retrace en une série de retours en arrière. Il vit dans un appartement miséreux, dont le loyer est payé par le travail que les enfants de la maison offrent au propriétaire, boutiquier du quartier. Le garçon livre les commandes de ses voisins, essaie de soutirer une pièce aux automobilistes, aide sa mère à trafiquer des médicaments stupéfiants. A la dureté du monde, il oppose son énergie, sa méfiance, sa violence, sa grossièreté. On ne le voit baisser la garde qu’avec sa sœur Sahar, d’un an plus jeune que lui. Lorsqu’il comprend que ses parents veulent la marier au boutiquier, il s’enfuit.
Ne pas mourir de faim
Il rencontre Rahil (Yordanos Shiferaw), immigrée éthiopienne qui a dû quitter son emploi de bonne après être tombée enceinte des œuvres d’un autre employé de maison. Rahil élève Yonas (Boluwatife Treasure Bankole), son bébé, en tentant de le soustraire au regard des autorités qui trouveraient là une raison supplémentaire de l’expulser. J’ai cité le nom du nourrisson (une petite fille d’origine nigériane et kényane). C’est que Nadine Labaki, à force de patience (elle disposait de cinq cents heures de rushs) et d’astuce, en a obtenu assez pour en faire un vrai personnage.
Une image du film libanais de Nadine Labaki, « Capharnaüm ». / FARES SOKHON
Le cœur du film, et ce qu’il a de meilleur, est constitué d’un long moment où les deux enfants, le préadolescent et le bébé qui ne marche pas encore, sont livrés à eux-mêmes dans Beyrouth, tentent de ne pas mourir de faim, de ne pas se laisser envahir par la crasse. Impossible de ne pas songer à l’épisode des Misérables dans lequel Gavroche recueille deux gamins, même sens de la précarité, mêmes soulagements éphémères à chaque fois qu’elle est tenue à distance, même souci de faire de la ville un personnage.
Il y a quelque chose du regard des romanciers du XIXe siècle dans la manière dont Nadine Labaki met en scène le dénuement, et ses effets sur l’humanité de ceux qui en sont victimes. Le même souci d’exactitude, la même volonté de les rendre au genre humain par le biais de la fiction, qui se cristallise ici à travers le procès. La réalisatrice est consciente des périls du procédé. L’une des plus belles séquences oppose la mère de Zain (Kawthar Al Haddad) à l’avocate qui défend l’enfant. « Que savez-vous de la misère ? », lui demande-t-elle en substance. Le regard décontenancé que l’actrice prête à son personnage dit à la fois les limites assumées et l’ambition rêvée de Capharnaüm.
CAPHARNAÜM | Prima Clip Inglese | CANNES | Nadine Labaki (2018)
Durée : 01:18
Film libanais de et avec Nadine Labaki. Avec Zain Al Rafeea, Yordanos Shiferaw, Boluwatife Treasure Bankole (2 heures). Sortie en salle prochainement. Sur le Web : www.gaumont.fr/fr/film/Capharnaum.html et www.wildbunch.biz/movie/capharnaum