Les Soudan Célestin Music, à la Source des Célestins, à Vichy, le 29 juin 2017. / SANDRA MEHL POUR "LE MONDE"

La vie d’Ahmed n’a pas été un long fleuve tranquille. A sa fuite en ­catastrophe du Soudan, par une nuit noire de novembre 2014, le jeune Soudanais de 27 ans a ­ensuite ajouté la traversée du ­désert, le séjour en Libye, le passage de la ­Méditerranée et la longue attente du statut de réfugié en France. Autant d’épreuves pour le rendre désormais sensible à chaque clin d’œil du destin. Aussi, ce matin de mars 2018, quand l’instructeur lui remet les clés d’un ­camion, le réfugié a l’intuition que sa bonne étoile brille à nouveau ; celle qui lui a permis d’arriver vivant en France et qui a scintillé fort un jour de juin 2017 quand il a reçu la ­réponse positive à sa demande d’asile.

Tout à cette intuition, Ahmed ne sent pas le petit vent piquant qui balaie le parking poids lourds de Gerzat (Puy-de-Dôme). En revanche, l’odeur du Skaï de la cabine de l’engin dans lequel il vient de grimper le ramène un instant aux véhicules qu’il conduisait pour les ONG du Darfour. L’odeur agit comme un trait d’union entre sa vie d’avant et celle d’aujourd’hui. Ce stage de formation initiale minimum obligatoire (FIMO, qualification nécessaire pour livrer des marchandises en France) recoud le lien brisé par l’exil entre le métier de chauffeur-mécano de sa première vie et son avenir professionnel. Mais quel acharnement il lui a fallu pour retendre ce fil !

Au début de ses contacts avec Pôle emploi, Ahmed a déjà dû faire le deuil du contact avec sa conseillère, rapidement remplacée par une « interface numérique »

Ahmed, que Le Monde suit depuis une année comme d’autres de ses compatriotes soudanais, dans le cadre du projet européen de reportage « The New Arrivals/Les Nouveaux arrivants », a cru pourtant ne pas y arriver. Mercredi 21 mars, trois jours avant le début de sa formation, son inscription est soudain remise en cause. Les validations par Pôle emploi ont nécessité tant de temps que tous les autres stagiaires lui sont passés devant, même s’il avait été le premier à s’inscrire… Et ce n’est là que la dernière de la très longue série de galères depuis qu’il cherche un travail.

Au début de ses contacts avec Pôle emploi, Ahmed a déjà dû faire le deuil du contact avec sa conseillère, rapidement remplacée par une « interface numérique ». Puis il lui a fallu créer son espace personnel ; une contrainte rendue complexe par la nécessaire quête d’un ordinateur et de la (vaine) tentative d’installer un accès Internet chez lui. Le tout suivi de l’usage quotidien de cette interface peu adaptée aux nouveaux venus en France, dont la maîtrise du français administratif est encore en devenir. Ahmed a parfois coché la mauvaise case, il en convient, ce qui lui a compliqué la vie et fait perdre de précieuses semaines. Et ce n’est là qu’un extrait du florilège de ce que lui et ses amis, réfugiés aussi, ont qualifié de « bureaucratie infertile », dans une lettre qu’ils ont adressée à la députée LRM de la circonscription, Bénédicte Peyrol, début février.

L’avenir au rendez-vous

Auparavant déjà, Ahmed et ses copains avaient bravé l’épreuve de l’ouverture du compte bancaire et celle des droits à la Caisse d’allocations familiales (CAF) et à la Sécurité sociale ; comme une course d’obstacles qui n’en finit jamais… Après avoir échappé aux geôles libyennes, aux naufrages en Méditerranée ou réussi à convaincre l’Office français des réfugiés et des apatrides (Ofpra) des violences qu’ils ont subies au Darfour, sésame pour obtenir l’asile. « On dirait que la France veut nous challenger un peu plus encore pour s’assurer qu’il nous reste assez de ressort pour travailler », plaisante l’un d’eux, conscient qu’à Vichy, les jobs ne courent pas les rues.

Ahmed, au volant lors de sa formation initiale minimum obligatoire de 140 heures (11 heures de conduite et des cours sur la réglementation sociale de la profession). / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Alsadig, un ami d’Ahmed, vient d’ailleurs de dire adieu à la ville thermale, berceau de son intégration depuis début 2016. Le week-end prolongé du 1er-Mai, la 206 bleue de Pablo Aiquel, journaliste indépendant et ­citoyen solidaire de Vichy, s’est engagée au petit matin sur l’autoroute en direction de Lyon, chargée des maigres bagages du réfugié. C’est là, à deux heures de voiture, que l’avenir a donné rendez-vous au Soudanais de 27 ans, lui aussi, sous la forme d’une longue formation aux métiers du bâtiment. Après avoir lu sur Lemonde.fr l’histoire ­d’Alsadig, Pierre-Martin Aubelle, le patron des Clés de l’atelier, une entreprise de formation, lui a proposé de venir y étudier l’électricité. Un geste généreux, offert bien avant de savoir si Pôle emploi financerait ou non ces deux trimestres.

En février, Pierre-Martin Aubelle a donc fait visiter ses ateliers à Alsadig et à un autre réfugié (qui lui aussi sera formé), montré les machines, les projets sur lesquels avaient travaillé les promotions précédentes. Ce jour-là, Alsadig n’avait envie ni de parler ni de sourire. Il était conscient du pas qu’il était en train de faire vers son intégration, mais il peinait à gérer l’angoisse de quitter ses amis de Vichy. Sans compter qu’à Lyon et au Darfour, les exigences professionnelles ne sont sans doute pas tout à fait les mêmes. « Je fais le grand saut, cela me fait peur, mais j’ai envie de me lancer et d’apprendre », résumait le jeune homme, un mois plus tard, déjà plus accoutumé à ce grand chambardement.

Alsadig en visite au centre de formation aux métiers du bâtiment Les clés de l'avenir, à Lyon, le 1er février. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

La phase « emploi »

Après près de trois ans en France, Alsadig et Ahmed en sont donc à la phase « emploi ». Quel chemin parcouru depuis leurs premiers pas dans la ville d’eau ! Arrivés comme demandeurs d’asile, ils se sont d’abord faits tout petits, quittant à peine le périmètre de leur centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). Les sorties de cette zone se ­résumaient, les premiers mois, aux promenades le long des rives de l’Allier. Comme si leurs pieds avaient conservé la mémoire mécanique des centaines de kilomètres parcourus entre l’Afrique et l’Europe. Comme si le contact avec la nature les ramenait à un équilibre perdu.

« Je n’avais pas l’esprit assez libre pour visiter ces lieux dont j’avais rêvé dans ma vie d’avant. J’étais là sans y être, car j’ignorais encore si la France voudrait de moi »
Ali

Peu à peu, ils ont élargi leur périmètre ­vichyssois, prenant toutefois toujours soin de ne pas empiéter sur la zone des curistes, le Vichy chic et « tradi », un monde inconnu. « A Paris aussi, on se cantonnait aux alentours de La Chapelle [quartier où se trouvait son squat] », rappelle Ali, avec son regard de sociologue. Lui avait quand même poussé jusqu’au château de Versailles, au Louvre et même au pied de la tour Eiffel, mais sans grande conviction. « J’étais demandeur d’asile à l’époque, rappelle-t-il. Je n’avais pas l’esprit assez libre pour visiter ces lieux dont j’avais rêvé dans ma vie d’avant. J’étais là sans y être, car j’ignorais encore si la France voudrait de moi. »

Ali travaillait à Khartoum, la capitale du Soudan, qu’il a quitté, en 2013. Ahmed et Alsadig viennent tous deux du Darfour, comme Anwar, 30 ans, un autre Soudanais de Vichy. Le premier et le dernier sont partis à la fin de 2014, le deuxième un peu plus tôt, en février, mais leurs routes se sont croisées à Paris à l’automne 2015. Avec Hassan, un ­réfugié érythréen, ils ont connu les trottoirs de la capitale avant de trouver refuge au ­lycée Jean-Quarré, un squat de migrants du 19e arrondissement qu’ils appellent « l’école ». « J’y suis resté dix jours, se rappelle Hassan, mais c’est un souvenir fort. Et je me souviens bien du départ. Au petit matin du 23 octobre 2015, la police est arrivée très tôt, nous a priés de monter dans des bus sans nous dire où on ­allait. C’était angoissant. Quatre heures plus tard, on descendait à Varennes-sur-Allier, sans savoir où on était. »

Là, ils emménagent dans ce qui va devenir le plus grand centre d’accueil et d’orientation (CAO) de France. « Quand on y repense, on a l’impression que c’était il y a une éternité », médite Pablo Aiquel qui, le 11 novembre, profite du jour férié pour leur rendre ­visite, voir ce dont ils ont besoin, et jouer au foot avec eux. Il ignore alors qu’il deviendra l’un des pivots de l’intégration de ce groupe transféré à Vichy à partir de février 2016. « A Varennes, on a passé des après-midi à jouer à des jeux de société, se souvient-il. Il y avait les très précieux cours de français que donnaient les bénévoles de Vichy Solidaire : Marie, Bernard et les deux Claudine, entre autres. Et puis, rapidement, comme les journées étaient vraiment longues, Ahmed et Hassan m’ont parlé de leur envie de créer un groupe de musique soudanaise et érythréenne. »

Les Soudan Célestins Music, une des clés de l’intégration

A l’époque, la création du groupe des Soudan Célestins Music semble une gageure. Ces gars n’ont rien, pas même un statut de réfugié. Là-bas, ils animaient des soirées certes, mais n’étaient pas des pros. Pourtant, rétro­s­pectivement, cette initiative sera une réussite, et même une des clés de l’intégration d’Ahmed, Hassan, Ali, Alsadig et Anwar. Elle leur a donné une première place dans la ­société française. Ils mesurent le chemin parcouru entre cette création très informelle un jour d’ennui et leur sélection ce printemps pour être l’une des Voix de l’exil, un disque qui sera mis en vente à Noël par l’association Engage with Refugees…

Le groupe de musiciens réfugiés s’adresse au cœur autant qu’aux oreilles. Leurs chansons font danser les Soudanais dans tous les centres de demandeurs d’asile où ils se produisent et leurs remerciements à la France qui les a accueillis touchent à chaque fois le public. C’est leur invitation sur scène au festival Les Cultures du monde de Gannat (Allier), en juillet 2016, grâce aux contacts de Pablo Aiquel (qui les coache et leur a ouvert son carnet d’adresses), qui signe leur naissance officielle.

C’est d’ailleurs ce festival qui leur fait un don de 400 euros pour acheter leur premier clavier sur Le Bon Coin. Plus tard, le bénévole Jacques Lenoir, faisant fi de ses fins de mois serrées de retraité, leur offre à son tour du ­matériel et leur prête le bout de champ qu’il possède pour répéter, faute de disposer d’une salle. Là, sous l’œil curieux des deux ânes de Jacques, Véliotte et Wiwi, ils reprennent soir après soir les standards soudanais. Hassan s’efforce de mieux enchaîner les morceaux, Ahmed et Ali travaillent leur voix…

Un peu plus « pros » que le 14 juillet 2017 dans les jardins de Vichy, les Soudan Célestins Music multiplient les invitations. Ils chantent souvent au café Les Augustes à Clermont-Ferrand, une institution régionale, mais vont aussi à la Fête de L’Humanité en septembre 2017 ou au festival parisien Culture au quai, une semaine plus tard. Mais ce soir-là, Ahmed a la tête ailleurs. Il ne lâche pas son téléphone car, le 23 septembre, les forces gouvernementales ont réprimé une manifestation en opposition à la visite du président soudanais Omar Al-Béchir à Kalma, l’immense camp de réfugiés où ­vivent son épouse et sa mère. Il est inquiet, des gens sont morts, et il attend des nouvelles. Anwar, qui ne chante pas avec eux ce week-end-là, connaît lui aussi cette inquiétude qui le ramène souvent la nuit en pensée vers le camp où survivent encore les siens, depuis qu’en 2003, son village a été détruit.

Mélodies de l’enfance

Ahmed et Hassan constituent le noyau dur des Soudan Célestins Music. Même si Alsadig, Anwar et Ali aiment jouer les chœurs, ils sont moins « réguliers » que le premier chanteur et le pianiste. « Je me suis dit plusieurs fois que j’aimerais en faire ma carrière », est même allé jusqu’à rêver à haute voix Hassan, à l’été 2017. Avant d’imaginer faire le commerce de produits soudanais et érythréens à Vichy. Y revendre le foul, les épices qui parfument le café africain qu’il aime ; pouvoir ­proposer à la petite communauté africaine locale ce qu’il faut pour cuisiner un zigni, ce riz au bœuf dont la seule évocation fait briller ses yeux. Un peu comme lorsqu’il fredonne les mélodies qui ont bercé son enfance. « Quand je chante, je repense à ma mère, je pleure, et ça me fait du bien », dit-il volontiers. Une manière discrète et élégante de ­raconter en creux, et sans une plainte, la difficulté de sa condition d’exilé. Même après trois ­années en France.

« Evidemment, avoir le statut a changé ma vie, ça m’a permis de me poser enfin, après des années », reconnaît l’Erythréen qui a grandi au Soudan et partage la galère des « copains qui, eux, n’ont pas eu le statut » de réfugié. Mais son titre de séjour n’empêche pas la ­dureté du quotidien. « Les codes, le savoir-être en entreprise, c’est ce qui est le plus difficile à acquérir », renchérit Alexandre Mondet, ­directeur du jardin biologique collectif à ­vocation d’insertion Jardins de Cocagne à ­Vichy et employeur d’Hassan depuis juillet 2017.

« Il faut lui laisser le temps, nuance le patron, conciliant, qui fait travailler des ­publics éloignés de l’emploi. Quand il aura fait un an et demi en contrat d’insertion chez nous, il aura déjà beaucoup appris. » Même si les habitudes d’autonomie prises au fil de ses six années d’errance sur les routes mettent un peu de temps à s’effacer devant les contraintes du salariat. « Si ces ajustements n’étaient pas nécessaires, on n’aurait pas ­inventé les contrats d’insertion », recadre Alexandre Mondet, ferme sur les attendus, mais confiant, même si Hassan a raté un jour de travail à cause de la neige qui tombait ou un après-midi pour faire réparer sa voiture.

Hassan à Aronnes (Allier) aux Jardins de cocagne, une entreprise solidaire qui accompagne les personnes vers l'emploi, le 12 septembre 2017. / SANDRA MEHL POUR "LE MONDE"

« Nous venions de nous marier »

Aux Jardins de Cocagne, les mains dans la terre brune, l’Erythréen arrache les mauvaises herbes, éclaircit les carottes et attache les plants de tomate, en plein champ ou sous les serres. Chaque fin de semaine, une fois sa fourche et sa tranche rangées, il se perfectionne en français, cette langue qui lui a longtemps résisté. Bien au-delà des 200 heures de cours qu’octroie l’Etat à ses nouveaux venus. Aujourd’hui, dans le cadre de son emploi d’insertion, il bénéficie d’autres leçons, sur son temps de travail. A ajouter à son « entraînement » grandeur nature, lorsqu’Alexandre Mondet l’envoie tenir le stand de légumes au marché voisin de Bellerive. Un moment qu’il aime autant qu’il le redoute :

« Communiquer avec le client me demande un vrai effort en français, pas vraiment pour comprendre, mais pour bien m’exprimer. »

Anwar dans son nouveau studio à Vichy avec Ahmed et Hassan, tous membres du Soudan Célestins Music, le 21 décembre 2017. / SANDRA MEHL POUR "LE MONDE"

Hassan est né en Erythrée, mais a vécu au Soudan avant d’être poussé à fuir en 2011 et de s’embarquer pour une véritable odyssée. Arrivé en Grèce avant la vague de 2015, il y reste quatre années, malmené par des paysans voyous qui le sous-payent et le mettent en danger. « Je devais appliquer de nuit dans les champs des traitements interdits. Ces poudres et liquides m’ont rendu malade, et parfois je n’étais même pas payé », explique-t-il. C’est ce sort qui le décide à reprendre la route vers l’ouest en se glissant dans le flot des migrants de 2015 en route vers l’Allemagne.

« J’ai été jugé sommairement et condamné à mort. J’étais dans le collimateur du pouvoir, comme beaucoup d’autres étudiants »
Ali

Alsadig, Ali, Anwar et Ahmed ont connu, eux, un parcours plus classique et plus ­rapide pour arriver en France après avoir traversé la Méditerranée. Ahmed, lui, est parti en catastrophe quand les services de renseignement lui ont reproché son travail de chauffeur pour une ONG étrangère. « Juste le temps de prévenir par téléphone ma mère et mon épouse ; pas même de les embrasser. Nous venions de nous marier, la fête n’avait pas encore eu lieu », explique-t-il, sans s’attarder sur la douleur de ce départ, toujours pas effacée après trois ans. Ni pour lui ni pour Ali, qui enseignait la sociologie à l’université de Khartoum, comme assistant en préparant son doctorat.

Tout allait bien avant ce jour où il a été arrêté alors qu’il rendait visite à son grand-père, dans un village. « Le lendemain, j’ai été jugé sommairement et condamné à mort. J’étais dans le collimateur du pouvoir comme beaucoup d’autres étudiants. Je n’avais rien fait de particulier, mais j’avais des idées communistes… Alors que je partais vers l’exécution, notre voiture a eu un accident, et j’ai pu m’enfuir », raconte dans un souffle le Soudanais de 30 ans, dont la marche conserve la trace d’une blessure lors de cet épisode.

Bourdieu, Weber ou Victor Hugo

Après la Libye, Ali a lui aussi débarqué à Paris en 2015, reçu le statut de réfugié et terminé ses 200 heures de cours de français de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), avant que la suite s’enraye un peu. Si ses quatre compagnons ont opté pour un travail manuel, lui rêve toujours de reprendre ses études. Un chemin pas si simple, car malgré les efforts des bénévoles de Réseau Vichy ­Solidaire, il n’a intégré aucun programme. Une nouvelle piste semble s’ouvrir avec l’université de Clermont-Ferrand, mais en attendant, Ali passe ses journées entre l’écriture, la lecture de Bourdieu, Weber ou Victor Hugo, et le bénévolat qu’il assure pour le Secours catholique depuis août 2017 à Vichy. Là, en pliant les vêtements du vestiaire, il pose son regard de sociologue sur une France dont il ne soupçonnait pas l’existence. « Je n’aurais jamais cru qu’une partie de la population souffrait ainsi… dans un pays riche comme la France », s’étonne-t-il.

« Je ne serai intégré que lorsque je pourrai vraiment me débrouiller seul sans rien demander, en gagnant un vrai salaire » Alsadig

En fait, près de trois ans après leur arrivée en France, aucun des musiciens des Soudan Célestins Music ne coche les trois cases de l’intégration : travail non aidé, bonne maîtrise de la langue et appartement autonome. « On avance. Le français, ça va mieux, l’appartement, c’est bon pour moi. La formation, c’est en cours… Mais je ne serai intégré que lorsque je pourrai vraiment me débrouiller seul sans rien demander, en gagnant un vrai salaire », résume Alsadig en sortant de la visite de l’appartement lyonnais où il s’installe. Une vraie étape pour lui qui quitte pour la première fois le bâtiment d’Adoma, où il habitait depuis début 2016. « Après Paris et le CAO de Varennes-sur-Allier, on a été installés dans le CADA d’Adoma, à Vichy. Lorsque j’ai eu mon statut de réfugié, j’ai choisi d’y rester en payant la location d’une chambre », rappelle Alsadig, un peu inquiet de lâcher ce lieu où l’on parlait arabe dans les couloirs.

Concert des Soudan Célestins Music, dans le parc des Bourrins, à Vichy, pour la soirée du 14 juillet 2017. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Hassan, 37 ans, a été le premier du groupe à déménager. Ahmed, lui, a mis un temps fou à trouver un studio. « Au départ, j’ai visité quelques logements avec le travailleur social qui gérait mon dossier à Adoma. Mais les loyers étaient trop chers ou les lieux insalubres », résume le jeune homme. De fil en aiguille, il s’est retrouvé sans rien. Obligé de quitter le CADA Adoma, puisqu’il avait le statut de réfugié, il a été hébergé par le réseau des bénévoles de Réseau Vichy Solidaire avant de ­finalement trouver une location. Anwar, lui, a même connu la rue, les appels au 115, ­jusqu’à ce qu’un travailleur social le mette en relation avec un propriétaire. Depuis, il a pu intégrer un contrat d’insertion par ­l’intermédiaire de Pôle emploi et travaille sur un chantier à reconditionner des palettes de bois. Pas tout à fait le rêve que nourrit ce licencié en arabe, mais c’est déjà le début de quelque chose…

A Vichy comme ailleurs, l’intégration est un long chemin, pavé d’embûches, de ralentissements et d’accélérations. Certes, Ahmed, Hassan, Ali, Anwar et Alsadig voudraient que tout aille plus vite, mais ils savent déjà aujourd’hui qu’ils sont sur les rails. Celui qui s’autobaptise « le premier Noir de Vichy », ­Issam Othman, arrivé comme réfugié il y a dix-sept ans, leur a servi de modèle, les a guidés, leur a d’emblée permis de voir que c’était possible. Et puis, en créant les Soudan ­Célestins Music, le groupe de réfugiés a pris son avenir en main, se positionnant en ­créateurs et non en assistés. Soudanaise ou érythréenne, la musique les a aidés à reprendre les rênes de leur destin, à rendre à la France un peu de ce qu’elle leur a donné.