Jean-Xavier de Lestrade : « J’ai un goût d’inachevé »
Jean-Xavier de Lestrade : « J’ai un goût d’inachevé »
Propos recueillis par Mathieu Ait Lachkar, Camille Langlade
Alors que Canal+ va diffuser l’épilogue de « Soupçons », le documentariste revient sur la fabrication de cette magistrale série documentaire qui l’occupe depuis quinze ans.
Jean-Xavier de Lestrade s’est fait une spécialité des affaires de société et de justice. En 2002, il a reçu l’Oscar du meilleur documentaire pour Un coupable idéal, à propos d’un jeune noir accusé à tort du meurtre d’une touriste en Floride. Mais c’est une autre affaire – celle de l’écrivain Michael Peterson, accusé du meurtre de sa femme – qui va l’accaparer pendant quinze ans. Elle donnera lieu à Soupçons (The Staircase aux Etats-Unis), une série documentaire magistrale dont il apporte aujourd’hui l’épilogue.
Comment adapte-t-on une série tributaire des aléas du réel ?
On doit faire avec ce qu’il peut nous offrir. Dans une histoire au long cours comme Soupçons, le plus compliqué est de garder contact avec les personnages, afin de préserver la suite de la série. Pour cela, j’ai rendu plusieurs fois visite à Michael Peterson en prison. Et puis, il faut faire preuve de patience. Parfois on pensait retourner à Durham pour filmer un rebondissement, et finalement cela ne donnait rien. Mais il ne fallait rien lâcher. Car comment être sûr qu’on ne va pas rater le rebondissement qui donnera un nouveau tournant à la série ? Voilà comment des épisodes 9 à 13, nous n’avons gardé seulement que 25 % des images tournées.
A partir de l’épisode 9 justement, le spectateur sort du processus judiciaire et pénètre dans l’intimité de la famille de Michael Peterson. Pour quelle raison ?
On ne pouvait pas se contenter de filmer des experts qui se succèdent à la barre. Même si c’était ce que le réel avait alors à nous offrir de mieux. Il fallait ramener la série vers quelque chose de plus chaleureux. Nous nous sommes mis à filmer systématiquement les visites de la famille au parloir, afin de contrebalancer la parole d’expert souvent aride. Les autorisations furent compliquées à obtenir, mais il nous les fallait absolument afin d’équilibrer la série. Ainsi, la famille a joué un rôle plus central dans les derniers épisodes.
Soupçons, la dernière chance (The Staircase)
Durée : 01:26
N’avez-vous pas eu peur de perdre la distance qu’un réalisateur doit avoir avec son sujet ?
Après autant de temps passé ensemble, on ne peut pas faire semblant de ne pas avoir de rapports amicaux. D’ailleurs, les derniers tournages furent très compliqués car Michael Peterson nous demandait systématiquement des conseils du genre : “que dois-je faire ?”, “dois-je accepter telle ou telle proposition ?” ou encore “que feriez-vous à ma place ?”. Il est important de rappeler que le but de la série n’est pas de défendre Michael Peterson, mais de comprendre sa personnalité et de passer au scalpel le processus judiciaire américain, qui, dans son cas, plus il avançait, plus il s’éloignait de la vérité.
Il était convenu au départ de filmer équitablement les deux parties. Il devait même y avoir deux équipes : une pour la défense, et une autre qui suit le procureur. Mais l’enquête de l’accusation peinant à avancer, ils ne voulaient plus être filmés.
La justice américaine a-t-elle eu des réticences à se laisser filmer de la sorte ?
Certains états américains partent du principe qu’à partir du moment où un débat est public, on ne peut pas interdire les médias d’être présents et de suivre la procédure. Il nous a fallu tout même négocier très longtemps avec le juge. J’ai dû témoigner lors d’une audience spéciale, afin d’expliquer comment on allait s’y prendre pour filmer. La question était de savoir si nous n’allions pas influer sur le cours du procès et le comportement des jurés. D’ailleurs, pour la petite histoire, le juge nous a avoué plus tard avoir changé d’avis sur l’affaire après avoir visionné la série.
Doit-on s’attendre à un nouveau rebondissement dans l’affaire Michael Peterson ?
Il n’y a aucune chance car l’affaire est terminée. Mais je me pose la question d’un nouvel épisode qui proposerait une autre version de ce qui a pu se passer lors cette nuit de décembre 2001. L’idée serait d’utiliser toutes les hypothèses qui n’ont pas été abordées lors du procès. Il s’agirait d’une investigation journalistique. La réflexion n’est qu’au stade embryonnaire. J’ai déjà pensé à la structure de cet ultime épisode, et aux personnes qui pourraient intervenir dedans. J’ai un goût d’inachevé et le sentiment ne pas avoir dit au revoir comme il le fallait.
Soupçons (The Staircase), de Jean-Xavier de Lestrade (Fr., 13 x 52 min). Les épisodes sont diffusés tous les mercredis du 31 mai au 5 juillet.