« J’ai du mal à m’en lasser, je revois souvent les images », admet Thierry Bouvier, un professeur d’ingénierie qui a envoyé un ballon dans la stratosphère en 2015 avec ses élèves de l’école d’ingénieurs ESEO d’Angers. Ces images sont magiques : le ballon passe au-dessus des nuages, le ciel vire au noir, la courbure de la terre se dessine. On croirait presque contempler un film de science-fiction.

Comme d’autres vidéos de ballons, ces images comportent une petite touche d’humour : une marionnette de Cyprien, un des youtubeurs français les plus populaires, est fixée devant la caméra, embarquée dans un étrange périple spatial. Ce choix a été imposé par les élèves : « Cela fait maintenant vingt-huit ans que je suis enseignant, il y a des choses que je ne maîtrise pas, s’amuse Thierry Bouvier. Il faut savoir s’adapter aux générations futures. »

Un pain à l’ail dans le ciel

Sur Internet, on trouve quelques dizaines de vidéos de ce genre : des séquences d’objets envoyés dans l’espace – ou plutôt dans la stratosphère, car ces ballons gonflés à l’hélium éclatent un peu au-delà de 30 000 mètres, au tiers du chemin. Les plus fréquentes témoignent d’une étrange obsession gastronomique : œuf, tarte, hamburger, saucisse de Morteau, cornet de frites, ou encore une vidéo de pain à l’ail qui totalise pas moins de huit millions de vues sur YouTube. Un incroyable garde-manger intersidéral.

Peluches, frites et crème hydratante : quand des youtubeurs envoient des objets dans l'espace
Durée : 01:49

Pourquoi se lancer dans cette conquête spatiale un peu étrange ? Malgré sa marionnette de Cyprien, le ballon des élèves de l’ESEO avait des objectifs pédagogiques très sérieux, explique Thierry Bouvier :

« Je voulais qu’ils apprennent la conception d’appareils électroniques en environnement inhospitalier. Ils devaient mettre de côté la sophistication pour miser sur la fiabilité, en faisant des choix technologiques simples, testés à – 50 oC. Une expérience très formatrice. »

Le ballon était bardé de sondes (pression, humidité, radiations solaires) et communiquait par ondes radio. « Je me souviens de l’amphithéâtre transformé en centre de contrôle. La trajectoire du ballon était diffusée sur un écran géant. Les étudiants surveillaient les paramètres des capteurs sur leurs PC portables. On se serait cru à Kourou. »

« En déconnant avec mon fils »

Les motivations pédagogiques sont courantes chez les auteurs de vidéos de ballons. Mais certains vidéastes amateurs y voient plus simplement une forme de hobby. « Le projet est né en déconnant avec mon fils », se souvient Nicolas Lamorelle.

« Il voulait envoyer ses jouets dans l’espace. Je lui ai dit “OK” pour rigoler. Après l’avoir couché, j’ai potassé le truc, j’ai vu que c’était jouable. »

Le point de départ d’une aventure qui allait occuper ses soirs et ses week-ends pendant quatre mois, lui coûterait 400 euros et aboutirait à 320 000 vues sur YouTube. « Techniquement, ça n’était pas un projet extrêmement complexe. Le plus difficile était de trouver les bonnes infos et d’acheter le bon matériel sur Internet, explique-t-il. En revanche, poursuit-il, on n’avait aucun plan B au cas où l’on ne retrouvait pas le ballon. » Car une fois décollé, celui-ci dérive au gré du vent, et au-delà des 30 000 mètres, sous l’effet du froid, il éclate et chute vers le sol. Pour le retrouver, beaucoup de vidéastes y ajoutent une minuscule balise GPS – mais elle ne survit pas toujours au froid.

« Si la balise n’avait pas fonctionné, on aurait dit aux enfants “tes jouets sont restés dans l’espace”. A leur âge, ils ne se rendaient pas compte. C’était presque normal pour eux. Si on dit à un gosse qu’on va décrocher la Lune pour lui, il le prend au premier degré. »

Après la mise en ligne de cette vidéo, Nicolas Lamorelle reçoit beaucoup de demandes. « Nous avons accepté les projets sympas à titre bénévole. Un lancer de poupées pour l’association Innocence en danger. Un lancer de préservatif pour Fun Radio… »

Promouvoir une agence immobilière

Les lancers de ballons sont aussi utilisés à des fins de communication. Un traitement contre l’acné a ainsi eu les honneurs de la stratosphère en 2017, après un gel antibactérien en 2014.

Ludovic Moems, agent immobilier, a, quant à lui, lancé en 2015 un ballon au-dessus de la ville de Gagny (Seine-Saint-Denis) pour son employeur. Les vidéos de l’ascension ont longtemps tourné en boucle dans la vitrine de l’agence, avec au premier plan le dessin d’une maison qui s’envole. « Nous sommes très contents d’avoir montré notre ville, Gagny, sous un autre angle, avec ses beaux espaces verts », se réjouit-il.

Une petite maison siglée du logo d’une agence immobilière décolle au-dessus de la ville de Gagny, en Seine-Saint-Denis. / Aurélien Decaudain

Une publicité au budget modeste : 200 euros pour plus de trois mille vues. Ludovic Moems se souviendra cependant longtemps des heures passées en forêt à retrouver la nacelle.

« J’y avais placé un téléphone qui faisait office de balise. Une fois posé, il nous signalait un périmètre de recherche de quelques centaines de mètres. »

Avec ou sans autorisation ?

Cette pratique est-elle légale ? Est-on autorisé à lancer un ballon doté d’une caméra dans la stratosphère ? Un particulier a le droit de lâcher librement un ballon gonflé à l’hélium, un gaz non inflammable, accompagné d’une charge ultralégère comme une carte postale, à condition de rester à bonne distance des aéroports, parcs naturels, et zones naturelles sensibles.

En revanche, dès que la charge du ballon dépasse cinquante grammes, il faut contacter la Délégation générale de l’aviation civile (DGAC) pour qu’elle donne son aval. Et comme les caméras d’action, à elles seules, pèsent plus de cinquante grammes, les vols sans autorisation sont uniquement réservés aux fins bricoleurs, capables d’assembler des composants électroniques plus légers.

Cela signifie-t-il que la pratique présente un risque ? Au-dessus de 150 mètres, les ballons rentrent dans la zone de prédilection des avions ultralégers (ULM) et des hélicoptères. A partir de 1 000 mètres, ils risquent de croiser des avions de ligne. Même si aucun incident grave n’a été signalé ces dernières années, la prudence est de mise. En 2014, un ballon perché à plus de 10 000 mètres a filmé un avion de la compagnie Swiss passant à quelques dizaines de mètres de sa caméra.

Un avion de ligne filmé par l’un des trois caméscopes embarqués par le ballon lancé par les élèves d’un lycée de Vesoul, en Haute-Saône. / Spacebaloon

Pourtant, tous les lâchers de ballons emportant plus de 50 g de charge ne font pas l’objet de demandes à la DGAC. Certains youtubeurs n’ont tout simplement pas connaissance de cette obligation ; d’autres signalent que le montage du dossier prend beaucoup de temps.

D’autant plus que les règles sont floues pour ce type de ballon « léger », pesant moins de 4 kg : aucun texte ne précise la façon dont le ballon doit être conçu. Contactée par Le Monde, la DGAC s’est contentée de mentionner que le ballon ne doit présenter de danger ni pour les particuliers et biens au sol, ni pour les usagers de l’espace aérien, ni pour les sites sensibles à proximité.

Mauvaises expériences

Dans ce flou artistique, pour un particulier, réussir à obtenir une autorisation n’est pas une formalité. Nicolas Lamorelle, qui a été convoqué par la DGAC en 2014 après l’envoi de son premier ballon sans autorisation, prétend même qu’« aujourd’hui, c’est impossible pour un particulier d’obtenir une autorisation en France. J’ai fait mes derniers vols à l’étranger. Les seuls pays d’Europe qui restent un peu ouverts sont l’Angleterre et l’Allemagne ».

Aujourd’hui, Nicolas Lamorelle est retraité de la stratosphère. L’accumulation de mauvaises expériences a usé sa passion. « La première fois, le ballon est retombé à côté d’une centrale nucléaire, les gendarmes sont venus à la maison. La seconde fois, en Pologne, le ballon a survolé une base militaire. La troisième fois, en Laponie, il s’est perdu dans une forêt dans un mètre de neige. Il faisait si froid, et cela m’a pris tellement de temps que ma femme a décidé d’appeler la police. »