Jeu vidéo : « Ikaruga », ou la recherche de l’état second
Jeu vidéo : « Ikaruga », ou la recherche de l’état second
Par William Audureau
Le classique de 2001 revient sur Nintendo Switch. Et avec lui, une tradition qu’il a fait naître, celle des « bullet hells », expérience élitiste proche de la transe.
« Ikaruga » est l’inventeur du « bullet hell », un genre de jeux de tir spatiaux où l’écran se retrouve rapidement envahi de projectiles. / Treasure
Le vocabulaire du jeu vidéo est parfois bien maigre pour dire l’étrangeté que font ces pixels à nos sens. Prenez Ikaruga, ce classique absolu du « shoot them up » – jeux de tir à l’ancienne –, sorti en 2001 en arcade puis sur DreamCast et réédité mardi 29 mai sur Switch.
Une description littérale ne ferait qu’en affadir la saveur. On pourrait dire qu’on contrôle un vaisseau spatial, que celui-ci combat d’autres vaisseaux, qu’il doit leur tirer dessus en évitant leurs tirs, ô originalité. On préciserait que le navire du joueur peut alterner à loisir entre une coque blanche et une coque noire, chacune le rendant invulnérable aux tirs de couleur similaire, et plus dévastateur contre les antagonistes de couleur opposée, et cela nous ferait une belle jambe.
Poème cinétique
Et puis, il y a l’expérience elle-même, quasi indicible, rétinienne et stroboscopique. Celle d’une explosion de pastilles bicolores, feu d’artifices de gommettes mauves et bleuâtres agencées en figures géométriques abstraites, taches de Rorschach numériques, balayant l’écran comme un spectacle de sons et lumières, en d’obsédants rideaux de balles.
Ikaruga - Announcement Trailer (Nintendo Switch)
Durée : 00:43
C’est un récital, un poème cinétique à la fois grandiose et microscopique, où l’ensemble des boulettes à l’écran forment des marées montantes et descendantes, dont il s’agit de suivre avec l’infinie méticulosité du royaume des pixels le flux et le reflux, à se confondre de couleur, à faire un avec chaque vague, à devenir noir, devenir blanc, puis devenir noir encore.
Etat de flow
Dans Ikaruga, si ce sont les doigts qui dirigent ce vulnérable vaisseau bicolore, l’œil épouse l’écran tout entier, par transe esthétique autant que par instinct de survie. Dans une impossible étreinte visuelle, il tente d’appréhender ces masses fluctuantes dans leur ensemble, de se calquer sur leur respiration, de faire un avec leur pouls.
A haut niveau – et celui-ci est exigé presque dès les premiers écrans –, Ikaruga n’a plus rien à voir avec un simple jeu de tir, il n’y est jamais question de visée et d’esquive ; c’est bien plus une épreuve rétinienne, cérébrale et rythmique.
Il appelle à se fondre dans le jeu comme un instrument dans une partition. Jusqu’à ne plus penser, ne plus performer, mais atteindre cette transe que les joueurs de Tetris à très haut niveau connaissent bien – cet état que la psychologie qualifie de « flow », cette absorption totale dans le jeu, quand le cerveau n’y pense plus, mais devient une impressionnante machine opérante.
Game over ou métempsychose
Ce cadençage précis, exquis, infernal, n’est pas l’apanage de n’importe qui. Ikaruga appartient à une caste de jeux élitistes. Il a fondé à lui seul une école du jeu de tir, le « bullet hell », ou enfer de projectiles, dont le nom trahit une philosophie de conception volontiers sadique.
« Ikaruga » est conçu pour être joué à la verticale : sur Switch, il faut poser la console en biais et activer l’affichage idoine pour en profiter. / Treasure
On pourra se réfugier derrière l’idée que le jeu vidéo est friand de métempsychose, cette croyance religieuse selon laquelle l’âme peut survivre de corps en corps, et qui donne accessoirement son nom au quatrième chapitre. Dans le cas du jeu vidéo, c’est l’idée que le joueur peut retenter sa chance, mort après mort, tant qu’il a des vies.
Cela tombe bien. Outre la possibilité bien pratique de poser la console à la verticale pour profiter du format d’origine, cette adaptation Switch propose d’augmenter le nombre de vies dont le joueur dispose ; et même d’opter pour des continus infinis. Aucun ne sera de trop pour traverser ces cinq tableaux vertigineux, obsédants et proprement inhumains.
En bref
On a aimé :
- Une expérience unique, et un classique absolu
- Le shoot’m up élevé à l’état de perfection
- Le mode Continus infinis, salvateur
- Jouable à deux, pour deux fois plus de migraine
On n’a pas aimé :
- Difficulté très sélective
- Le format vertical réservé au mode nomade
- Pénible pour les yeux sur petit écran
- La rétine qui danse la samba une fois la console éteinte
C’est plutôt pour vous si…
- Vous êtes un puriste du jeu de tir à l’ancienne
- Vous aimez Tetris, Rez et Guitar Hero en mode hardcore
- Vous êtes chercheur en philosophie sur la cybernétique et l’état de transe
Ce n’est plutôt pas pour vous si…
- Vous êtes sujet à la fatigue oculaire et l’épilepsie
- Vous n’avez aucun intérêt pour les jeux élitistes
- Vous comptiez aller au lit dans les minutes qui suivent
La note de pixels
29 milliards de boulettes pas esquivées sur 31 milliards possibles