« Una questione privata » : les mécaniques contradictoires de l’amour et de l’action armée
« Una questione privata » : les mécaniques contradictoires de l’amour et de l’action armée
Par Thomas Sotinel
Le film des frères Taviani met en scène, dans les collines du Piémont, un drame amoureux qui sape l’amitié entre deux partisans.
Plus que des traits des personnages, de leurs motivations, c’est du brouillard qui les entoure qu’on se sent imprégné en sortant de la projection d’Una questione privata. Le dernier film réalisé par Paolo et Vittorio Taviani (Vittorio, l’aîné, est mort le 15 avril) est enveloppé d’une brume épaisse qui s’abat sans prévenir sur les collines des Langhe, où est située l’action de ce récit, emprunté à Beppe Fenoglio (1922-1963), auteur qui consacra toute son œuvre aux partisans italiens, dont il avait fait partie.
Comme son titre l’indique, Una questione privata met en mouvement les mécaniques contradictoires des passions privées et de l’action politique armée. Les Taviani ont beau traiter consciencieusement ce thème, leur film semble se défaire de cette intention pour devenir une succession de visions ténébreuses d’un passé à la fois glorieux et terrifiant – la guerre de partisans contre les fascistes – qui fut la matrice du cinéma italien à partir de 1945. Ce film bref, imparfait mais bouleversant retentit comme l’ultime célébration d’une façon de pratiquer un art, dont l’un des premiers et plus beaux exemples fut Païsa, de Roberto Rossellini.
Un triangle amoureux
On est au dernier automne de la seconde guerre mondiale. Dans les collines du Piémont, les partisans espèrent la progression des Alliés et affrontent les Chemises noires de la république de Salo, la guerre de libération est aussi une guerre civile. De très jeunes gens battent la campagne dans le froid, mal armés, mal vêtus, mal nourris. Au hasard d’une patrouille, Milton (Luca Marinelli) revient dans la belle maison de maître où il a composé, avec Giorgio (Lorenzo Richelmy) et Fulvia (Valentina Belle) un triangle amoureux qui mêla – une succession de flash-back en attestera – littérature, jazz et marivaudage. C’était avant, en 1943. Depuis, Fulvia s’est réfugiée en ville, Milton, puis Giorgio ont rejoint les rangs des partisans.
La gouvernante de la grande demeure laisse entendre à Milton, qui était jusqu’alors sûr de l’amour de Fulvia, que Giorgio en a lui aussi été le récipiendaire. Au mépris des ordres de ses camarades et néanmoins supérieurs, le jeune homme se lance à la recherche de son ami et désormais rival. Il apprend bientôt que celui-ci a été pris par les fascistes et Milton consacre désormais toute son énergie à la recherche d’un prisonnier qu’il pourrait échanger contre Giorgio.
Un éden fracassé par la guerre
Comme il arrive souvent aux cinéastes qui ont passé 80 ans, les Taviani ne gaspillent pas leur énergie. C’est peut-être dans ce souci d’économie qu’il faut trouver une justification aux retours en arrière laborieux et convenus qui évoquent l’éden fracassé par la guerre : la simplicité du cadre, le jeu élémentaire des interprètes travaillent alors contre le film.
Ce n’est finalement pas très important. Parce que les mêmes procédés produisent l’effet exactement inverse lorsqu’il s’agit de mettre en scène la course de Milton dans ces visions de guerre civile. Dans ce paysage d’escarpements épuisants, de fermes isolées qui sont tour à tour des refuges et des pièges, le garçon – qui doit son sobriquet à son amour pour la littérature anglaise en général, à l’auteur du Paradis perdu en particulier – pose son regard halluciné (Luca Marinelli tenait le rôle d’un méchant très décadent dans On l’appelle Jeeg Robot, récente curiosité romaine) sur ce monde qui lui échappe.
La réalité se défait en une série de plans qui seraient presque des tableaux s’ils n’étaient pas instables : une petite fille s’extrait d’un monceau de cadavres, un prisonnier fasciste se mue en une espèce de machine (il ne parle plus, n’essaie plus que de reproduire les sons d’un solo de batterie), un prêtre tente de bénir une catastrophe qui nie tout ce pour quoi il a prié. Et toujours le brouillard finit par s’abattre, pour faire douter des distinctions entre les camps, de la justesse des décisions et des impulsions.
Paolo et Vittorio Taviani ne glissent pas pour autant dans le relativisme. Tout le monde a ses raisons, bien sûr, mais toutes ne se valent pas. La jalousie de Milton voile la raison de son combat, elle ne la nie pas. Les deux octogénaires se souviennent et déchirent le rideau de brouillard pour que, de ce côté-ci de l’histoire, on entrevoie une dernière fois ce qui leur a donné naissance.
UNA QUESTIONE PRIVATA bande-annonce VOST sortie le 06-06-2018
Durée : 01:21
Film italien de Paolo et Vittorio Taviani. Avec Luca Marinelli, Lorenzo Richelmy, Valentina Belle (1 h 25). Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/una-questione-privata.html
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 6 juin)
- Trois visages, film iranien de et avec Jafar Panahi (à ne pas manquer)
- Football infini, documentaire roumain de Corneliu Porumboiu (à voir)
- Hedy Lamarr, From Extase to Wifi, documentaire américain d’Alexandra Dean (à voir)
- Una questione privata, film italien de Paolo et Vittorio Taviani (à voir)
- Alberto Giacometti, The Final Portrait, film britannique et français de Stanley Tucci (pourquoi pas)
- Champions, film espagnol de Javier Fesser (pourquoi pas)
- Jurassic World : Fallen Kingdom, film américain de Juan Antonio Bayona (pourquoi pas)
- La Mauvaise Réputation, film norvégien d’Iram Haq (pourquoi pas)
- Realive, film espagnol et français de Mateo Gil (pourquoi pas)
- Riga (Take 1), film français et letton de Siegfried (pourquoi pas)
- The Cakemaker, film allemand et israélien d’Ofir Raul Graizer (pourquoi pas)
- Volontaire, film français d’Hélène Fillières (on peut éviter)
A l’affiche également :
- Le Book Club, film américain de Bill Holderman
- C’est écrit, film français de Franck Llopis
- La Légende, film français de Florian Hessique
- La Nuit, documentaire belge et français de Julien Selleron
- Le Voyage de Lila, film d’animation colombien et uruguayen de Marcela Rincon Gonzalez