La matière qu’a choisie de traiter le photographe Andres Gonzalez semble, malheureusement, inépuisable. La fusillade responsable de la mort de dix personnes dans un lycée de Santa Fe, au Texas, le 18 mai, vient encore de le rappeler. En cinq ans, cet artiste originaire de Californie a effectué un sinistre road-trip. D’école en école, il a parcouru l’Amérique meurtrie par les mass shootings. Depuis 1999 et le massacre de Columbine, plus d’une centaine d’élèves, d’étudiants et de professeurs ont péri sous les balles.

Newtown, Connecticut. Vue de l’emplacement de la maison d’Adam Lanza, auteur de la fusillade de l’école primaire Sandy Hook. La propriété fut achetée par la mairie puis rasée. / ANDRES GONZALEZ

Loin de l’émotion brute des premières images qui jaillissent des téléviseurs après chaque tragédie, loin de la violence sans nom de ces tueries, le regard de Gonzalez s’attarde sur les détails et sur l’après. Sur ces milliers de lettres, de messages, de dessins, de photos, de coupures de presse ou de peluches déferlant inévitablement sur les lieux du drame dans les heures et les jours qui suivent. Et sur les origamis, ces pliages colorés en forme d’oiseau, que l’on retrouve en nombre sur chaque mémorial.

Ces frêles offrandes donnent son titre à l’ouvrage de Gonzalez, American Origami, retenu cette année dans la liste du prix Mack, qui récompense un livre de photographies. Ils renvoient au sort de Sadako Sasaki, une fillette Japonaise d’Hiroshima, qui s’était juré de réaliser 1 000 pliages avant de mourir, en 1955, à l’âge de 12 ans, d’une leucémie. La légende voulait que celui qui y parvînt vît ses désirs exaucés. Ce récit fut repris dans un conte pour enfants. Une histoire racontée à des générations de petits Américains.

Lire aussi : Sadako, victime de la bombe devenue symbole d’espoir

La difficulté de vivre un deuil collectif

Au-delà de la quête d’émotion garantie par ces objets conservés dans des archives, des caves ou des musées, l’œuvre de Gonzalez relate la difficulté de vivre un deuil collectif – surtout lorsque les morts sont des enfants et des adolescents – et la manière dont chacun s’efforce de surmonter un tel traumatisme.

Sa « tristesse, puis [sa] colère » face à l’inaction politique l’ont incité à aller à la rencontre d’une douzaine de survivants, de témoins ou de proches de victimes. Le photographe livre de ces entretiens des portraits en noir et blanc, témoins d’une douleur intacte mais aussi d’une forme de résilience.

Andres Gonzalez a également rassemblé des articles de journaux sur les fusillades. Ici, une photo tirée de l’« Observer-Reporter » de Pennsylvanie, après la tuerie de Virginia Tech, à Blacksburg, en Virginie, le 16 avril 2007. / ANDRES GONZALEZ

Avec Kristina Anderson, blessée lors de la fusillade de Virginia Tech, en 2007, on comprend que l’empathie et les condoléances ne suffisent pas. Ces objets se transforment peu à peu en un fardeau pour les rescapés et les familles des victimes. Selon elle, ces attentions servent davantage ceux qui les envoient, et l’opinion publique en général, que les victimes. Kristina Anderson dit clairement qu’elle préférerait voir arriver « de l’argent » pour financer les années de thérapie et de soins qui s’ouvrent pour les personnes frappées par de tels drames.

À Sandy Hook, où vingt enfants de 6 ans furent tués en 2012, l’émotion devint même une forme d’embarras. Au total, la ville a reçu 65 000 ours en peluche et un demi-million de lettres venues du monde entier. Débordée par cet élan, incapable de stocker la totalité des hommages, la municipalité en a gardé une partie et fait brûler le reste avant de conserver les cendres dans des boîtes, désormais « sacrées ».

Le rapport du pays à la violence

Gonzalez reconnaît lui-même avoir été assailli par cette ambivalence entre « histoire et mémoire, rationnel et irrationnel, faits et sentiments ». Mais tous ces objets demeurent à ses yeux les « traces viscérales de nos tragédies », les cicatrices d’un pays tout entier, inlassablement blessé. « Peut-être, un jour, ces reliques seront-elles considérées comme des objets de réconciliation, le moyen par lequel nous avons tenté de pardonner la violence commise contre nous, et par nous. »

Andres Gonzalez s’est rendu ces derniers jours à Parkland, en Floride, lieu de la fusillade qui a fait dix-sept morts en février. Alors qu’il pensait en avoir fini avec ce sujet, la réaction atypique des lycéens, à l’origine d’un mouvement anti-armes, l’a incité à aller à leur contact. Pour tenter, à nouveau, de comprendre « le rapport de [son] pays à la violence ».

American Origami, Andres Gonzalez, First Edition, 2018.