Abeilles dans une ruche. / LUCAS JACKSON / REUTERS

C’était à la sortie de l’hiver. Loïc Leray, apiculteur professionnel à Puceul (Loire-Atlantique), était impatient de découvrir le fruit de son labeur conjoint avec les abeilles, qu’il choit depuis quatre décennies. Il se souvient de ses genoux, tremblants, et de ses poils hérissés lorsqu’il ouvrit ses premières ruches : un silence assourdissant, des colonies entières d’abeilles mortes. Il a compté, au total, 180 ruchers sans vie, contre 300 vivants à l’automne dernier.

« Je me suis senti comme un paysan éleveur qui, un matin, pousse la porte de son étable et retrouve toutes ses vaches mortes, glisse le vice-président de l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF). Face aux pressions imposées par l’agrochimie sur notre territoire, la vie des abeilles ne tient qu’à un fil. Notre cheptel est sous perfusion, et chaque ruche morte est un nouveau coup de poignard qui nous laisse désemparés et en colère. »

Le déclin des abeilles expliqué en trois minutes
Durée : 03:50

Cette année n’aura donc pas goût de miel pour cet apiculteur, comme pour beaucoup en France, qui n’ont récolté qu’amertume et désarroi. Dans l’attente d’une statistique nationale, les professionnels évoquent des taux de perte dépassant les 80 % dans certains territoires.

Face à l’ampleur du désastre, les apiculteurs devaient se retrouver, jeudi 7 juin, pour une grande journée de mobilisation nationale. A Paris, place des Invalides, mais aussi à Lyon, Rennes, Quimper, Tours, Périgueux, La Rochelle, Strasbourg ou encore Laon. Ils en appellent à l’Etat et au président Emmanuel Macron, pour allouer « un plan de soutien exceptionnel aux apiculteurs sinistrés » et instaurer les conditions d’un « environnement viable pour les colonies d’abeilles et les pollinisateurs ». « Ce rassemblement, assure Loïc Leray, ce n’est pas l’enterrement de l’apiculture. Nous sommes déterminés et nous encourageons nos gouvernants à un certain courage politique. »

« Derrière les chiffres, des vies ruinées »

S’il doute de l’engagement du ministre de l’agriculture, Stéphane Travert, « en décalage, accuse-t-il, avec la réalité du terrain, rangé à la botte de la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles] et sous la coupe de l’agrochimie », l’apiculteur promet « des actions plus musclées si le président ne nous apporte pas de réponse ».

« L’enjeu est trop important et dépasse le cas des abeilles et des apiculteurs. Il en va de la dégradation générale de l’environnement et de la santé de tous. On va le payer très cher si ça ne bouge pas rapidement. Qu’est-ce qu’on va laisser à nos enfants ? »

Loïc Leray cite l’exemple de Cuba. Une île sous embargo, où les agriculteurs n’ont pas eu accès aux produits phytosanitaires. « Un mal pour un bien, souffle-t-il. Les apiculteurs et les abeilles s’y épanouissent. »

Dans le viseur des apiculteurs français, les néonicotinoïdes, à l’origine de l’effondrement des abeilles et des pollinisateurs. Ces molécules très persistantes s’attaquent au système nerveux des insectes. « Avant la mise sur le marché des néonicotinoïdes, dans les années 1990, le taux de mortalité des colonies tournait aux alentours de 5 % », se rappelle José Nadan, apiculteur au Faouët (Morbihan). En Bretagne, plus de 20 000 colonies d’abeilles sont mortes cet hiver, soit un tiers de leur nombre total.

« Derrière les chiffres, soutient José Nadan, il faut voir les vies ruinées, les personnes contraintes d’arrêter leur activité, les jeunes qui tentent tant bien que mal de s’installer. C’est bien simple : quelqu’un qui a perdu toutes ses colonies ne peut pas sortir la tête de l’eau. Il se retrouve sans miel, sans revenus. Les charges, elles, continuent de tomber, suivies des mises en demeure. Ces apiculteurs en détresse ont besoin d’aide. » La région Bretagne a annoncé le déblocage d’une enveloppe pour aider les éleveurs à renouveler leurs cheptels.

Début mai, avec des collègues bretons, José Nadan s’était élancé du Faouët, à vélo, traînant un convoi de ruches mortes vers la chambre d’agriculture de Rennes.

« Le ministère de l’agriculture est resté insensible à notre appel au secours, regrette le sexagénaire. Il se contente de compter les mortalités, de rechercher les pathogènes, mais il ne fait rien, en amont, pour empêcher ces chiffres de gonfler. Le ministère de la transition écologique et solidaire n’a pas fait mieux. Il n’a jamais répondu à nos sollicitations. Il est temps de se faire entendre auprès des plus hautes sphères de ce pays. Que la porte soit ouverte ou non, on ira à l’Elysée. »

« D’une année à l’autre, nous pouvons tout perdre »

Une avancée, tout de même : la validation, par le tribunal de l’Union européenne, des restrictions imposées à trois néonicotinoïdes sur le territoire européen et l’interdiction, prévue en septembre, de toutes les molécules de cette famille en France – avec dérogations possibles jusqu’en 2020. Insuffisant pour Michel Kerneis, président de la Confédération régionale des apiculteurs d’Alsace, qui s’interroge :

« Pourquoi ne pas interdire les autres molécules chimiques toujours sur le marché ? Ça fait vingt-cinq ans qu’on se bat contre ces produits qui empoisonnement massivement les populations. Ça suffit maintenant ! »

Au printemps, il confie avoir éprouvé un soulagement : l’hiver a été relativement clément pour les apiculteurs alsaciens, dont les taux de perte moyens avoisinaient, ces dernières années, les 30 %. « D’une année à l’autre, nous pouvons tout perdre, s’inquiète-t-il. Le modèle agricole intensif en vigueur génère des conditions qui ne sont plus propices à l’apiculture. Ce n’est pas supportable. On arrache les haies, on retourne les prairies, on supprime les arbres champêtres, on pollue l’eau, l’air, la terre… »

Résultat : « Le bol alimentaire fond comme neige au soleil, et les abeilles sont affaiblies. » Ses reines n’y échappent pas. Dans une colonie, elles sont pourtant capitales. Les reines sont les seules femelles pleinement reproductrices et vivent plus longtemps que les autres abeilles : jusqu’à 5 ans.« Désormais, à 3 ans, ce sont des vieilles biques, plus capables de produire assez de couvain pour que la ruche produise du miel et pour assurer des réserves à la colonie, déplore Michel Kerneis. Nous, on trinque. »

La France n’assure déjà plus les besoins de ses consommateurs. Entre 1995 et 2017, la production de miel s’est effondrée, passant, selon l’UNAF, d’environ 32 000 tonnes à 10 000 tonnes. Ouvrant les vannes à des miels importés, parfois frelatés ou coupés au sirop de sucre.