Le «trashing» («saccage»), à l’université d’Oxford, consiste à se recouvrir mutuellement de mousse à raser, de peinture, de farine, d’œufs, et autres denrées, dans une effusion d’euphorie. / RACHEL DLUGATCH

Chronique d’Oxford. Diplômé de Sciences Po, Noé Michalon tient une chronique pour Le Monde Campus, dans laquelle il raconte son année à l’université d’Oxford, où il suit un master en études africaines.

C’est une forme de destruction symbolique, un quasi-exutoire, de tout ce qu’une université britannique peut avoir de formalisme et de rigidité : à l’occasion de leur dernier examen de l’année, lors duquel l’uniforme, avec robe académique et œillet rouge à la boutonnière, doit être porté, les étudiants se prêtent à la pratique colorée du trashing (qu’on pourrait traduire par « saccage »), qui consiste à se recouvrir mutuellement de mousse à raser, de peinture, de farine, d’œufs, et autres denrées, dans une effusion d’euphorie.

L’université d’Oxford est friande de traditions, mais semble vouloir faire l’économie de celle-ci depuis quelque temps. Cette année, e-mails, affiches et campagnes de communication sur les réseaux sociaux se multiplient pour condamner cette pratique qui lui coûterait 25 000 livres (environ 30 000 euros) chaque année, notamment en frais d’entretien et de sécurité.

Une telle pratique suscite parfois l’écœurement, dans un pays et une ville où les inégalités sont criantes. « Une personne sur quatre au Royaume-Uni n’est pas sûre de pouvoir manger à sa faim », rappelle le site de l’université, qui dénonce le gaspillage – « Trashing : What a Waste » – et a ingénieusement installé des cartons à l’entrée des salles d’examens pour collecter la nourriture destinée au trashing et la reverser aux banques alimentaires. Sans parler des risques pour la santé, les hôpitaux devant accueillir chaque année des blessés ayant glissé sur un de ces amas totémiques de nourriture gaspillée.

Le site rappelle aussi « le trouble » que peut provoquer la vision d’étudiants aussi colorés que délurés par ceux qui n’ont pas encore fini leur période d’examens et pourraient se sentir déprimés…

Le site de l’université d’Oxford dénonce le gâchis (« waste ») que représente le « trashing ». / University of Oxford

L’université est donc passée aux choses sérieuses : son code de conduite proscrit la pratique du trashing et la rend passible de 300 livres sterling d’amende (350 euros environ).

Mais un fort attachement subsiste pour ce moment amical, lors duquel des étudiants célèbrent la « délivrance » de leur(s) camarade(s) à la sortie de la salle d’examens. Par empathie avec les étudiants et/ou attachés aux traditions, les agents de sécurité semblent assez souples. « C’est assez intéressant de voir les gardiens nous mettre en garde contre l’amende qu’on risque avant de nous rediriger vers l’arrière du bâtiment des examens où on pourra se “trasher“ plus “discrètement”, relate Lauren Danielle Feldman, anthropologue sociale en herbe. Ils m’ont dit qu’ils comprenaient que c’était une tradition à laquelle les gens étaient attachés, et qu’ils laisseraient faire du moment qu’elle se ferait sans trop d’excès. »

Le « trashing » « m’a vraiment remonté le moral, témoigne mon camarade mexicain Diego Aguilar, qui s’est vu recouvrir amicalement de prosecco et de mousse à raser il y a quelques années. Ça compte beaucoup, ce genre d’événement, quand vous êtes un étudiant international. Mais ce serait évidemment mieux si on pouvait éviter le gâchis et la pollution. »

Outre la campagne officielle « Trashing, quel gâchis » menée par l’université, d’autres étudiants militent pour un « trashing vert », à base de produits biodégradables qui ne portent pas atteinte à l’environnement, en lieu et place des paillettes et peintures polluantes. Leur site Greentrashingcampaign propose des tutoriaux pour fabriquer des confettis écologiques, destinés à remplacer la plupart des produits polluants ou représentant un important gâchis de nourriture.

Des étudiants militent pour un « trashing vert », à base de produits biodégradables qui ne portent pas atteinte à l’environnement, en lieu et place des paillettes et peintures polluantes habituelles. / NOÉ MICHALON / Campus / « LE MONDE »

En pratique, les étudiants de master et doctorat semblent déjà déterminés à éviter la gabegie, que pratiquent plus allègrement les undergraduates – les étudiants en licence. « J’ai trashé il y a quelques jours mon ami Alex par tradition, c’était amusant… Mais uniquement avec des confettis, pour éviter le gaspillage », m’explique Vasiliki Kelidou, une camarade grecque en master de thérapeutique translationnelle expérimentale (on trouve des diplômes sacrément pointus ici). Un exemple encore peu suivi : « Autour de moi, la plupart des gens utilisaient encore des paillettes et de la mousse à raser ! Et l’agent de sécurité n’avait pas l’air très préoccupé par tout cela… »

Pour Alexander Tromp, étudiant néerlandais en master de politiques sociales : « C’est important de ne pas gaspiller… Et je n’ai pas envie de salir mon costume porte-bonheur que je compte porter pour l’examen ! Mais je veux bien me faire trasher avec des confettis biodégradables ! »

La saison des examens approchant, j’attendais de voir si l’université mettrait de l’eau dans son champagne, et ne punirait pas les « trasheurs bio ».

Le 9 juin, rendez-vous fut pris dans une petite ruelle derrière la somptueuse Examination School, avec des camarades de mon collège et un ami qui finissait ses examens d’économie. Une petite foule d’une centaine d’étudiants, dressée derrière une rangée de barrières, est contrôlée par un vigile de la sécurité, qui vérifie qu’aucune bombe de mousse à raser ni de peinture ne passe. Ayant reconnu mon tragique accent français, il prend la peine de me mettre en garde dans la langue de Molière : « Attention, pas lancer les chips, hein ! »

L’université d’Oxford est friande de traditions, mais cette année, e-mails, affiches et réseaux sociaux condamnent la pratique du « trashing ». / NOÉ MICHALON / Campus / « LE MONDE »

Peine perdue : alors que les impétrants surgissent de l’autre bout de la rue, attendus comme des voyageurs transcontinentaux à l’arrivée d’un terminal d’aéroport, c’est un nuage de produits chimiques, une tornade de mousse à raser et une averse de champagne qui s’abattent sur eux simultanément. Certains survivent quelques pas, cherchant d’un regard inquiet leurs amis dans la foule, avant de célébrer leurs retrouvailles dans la cohue.

Mes amis et moi tenons à le faire « bio », et nous contentons de quelques serpentins et confettis. Les vigiles nous regardent l’air patelin, ils tolèrent. L’ambiance est au soulagement général, je me sens presque aussi euphorique que mon ami qui fête ses vacances quand les miennes devront attendre une grosse semaine encore.