Coupe du monde : « Dès que quelqu’un me voit, il me parle de Salah ! Quoi, les pyramides n’existent plus ? »
Coupe du monde : « Dès que quelqu’un me voit, il me parle de Salah ! Quoi, les pyramides n’existent plus ? »
Par Benoît Vitkine (Moscou, envoyé spécial)
On a regardé Egypte-Uruguay avec les étudiants arabes de l’université de l’Amitié entre les peuples, à Moscou. Et ils assurent que « les Russes sont très accueillants ».
Mohamed Ellathy et quelques amis. / D.R.
Le seul à tirer la tronche, dans toute la colonie arabe de l’université de l’Amitié entre les peuples, c’est Hassan, un Algérien qui passe en début de match serrer quelques pinces puis s’éclipe aussi sec. « Il n’a pas encore digéré », commente Mohamed Ellathy, en prenant un air entendu : Hassan est Algérien. Et il ne s’est pas encore remis de la douloureuse élimination des Fennecs, privés de Mondial russe. La joie des Egyptiens qui retrouvent la compétition face à l’Uruguay, après vingt-huit ans d’absence, n’est pas pour lui.
Les autres étudiants ne sont pas sectaires. Karim, un Jordanien de 26 ans, fait plus de bruit que les quinze Egyptiens qui l’entourent ; Yousra et Nasrine, deux Algériennes, étudiantes respectivement en informatique et en relations internationales, ont carrément enfilé le maillot rouge des Pharaons. « Nous, on est pour l’Egypte, la Tunisie, le Maroc ! », expliquent-elles en arrivant au café Mazaj, le lieu de rendez-vous. Yousra débarque un peu, d’ailleurs. « Ah bon, Mohamed Salah ne joue pas ? Bon, un match nul ce serait déjà pas mal ! »
Nous sommes sur le campus de l’Université Patrice-Lumumba, comme elle s’appelait durant la période soviétique. Une institution nationale, et même bien au-delà. Depuis sa fondation en 1960, des milliers d’étudiants du monde entier sont passés sur ses bancs, formant plusieurs générations de cadres dans les pays en développement et les alliés de l’URSS. Aujourd’hui, l’université compte 32 000 étudiants, dont 8 000 étrangers, venus de 155 pays, nous a expliqué sa formidable responsable de la communication, Valeria Antonova. Un chiffre en hausse, signe de l’influence retrouvée de la Russie sur la scène internationale. En tête des pays les plus représentés : Chine, Iran, Vietnam, Nigeria, Syrie, Equateur... Le tout avec une forte prédilection pour les formations médicales.
Pour voir la Coupe du monde en compagnie d’étudiants égyptiens, il y avait l’embarras du choix. Pas moins de 23 cafés arabes parsèment l’immense campus de l’université. C’est un monopole : aucun autre groupe ne dispose de son café ou restaurant, alors toute l’université s’est mise à la chicha. Le Mazaj, lui, est tenu par un ancien étudiant, un Palestinien du Liban. Parmi les autres anciens étudiants palestiniens de de l’Université de l’Amitié entre les peuples, un certain Mahmoud Abbas, actuel président de l’Autorité palestinienne, a fait un autre choix de carrière.
« Mazaj », ici en cyrillique, mais en fait en arabe, signifie « l’humeur », supposée bonne. / BV
Mohamed Ellathy, 30 ans, est le président de l’association des étudiants égyptiens - ils sont une soixantaine - et de celle des étudiants arabes. Etudiant et enseignant en économie, il fait figure de doyen parmi la quinzaine d’Egyptiens qui se sont retrouvés pour ce match face à l’Uruguay. Il y a là des supporters d’Al Ahly, le club le plus populaire d’Egypte, d’autres de Zamalek, l’autre club du Caire, d’autres encore des différentes équipes d’Alexandrie. « Mais aujourd’hui on est tous pour l’Egypte », disent-ils dans un de ces lieux communs dont le football a le secret.
Il faut l’avouer d’emblée, votre serviteur ne parle pas l’arabe (on est d’accord, après des aveux similaires sur l’espagnol, ça commence à faire beaucoup). Mais s’il y a bien un mot que l’on entend distinctement, quand quinze supporters égyptiens sont rassemblés, c’est « Salah ». Jouera, jouera pas ? L’homme - « On l’aime pas seulement parce qu’il est bon, mais parce qu’il est sincère et vrai » - est plus que la star de l’Egypte, il est un emblème pour tout le monde arabe, même blessé. Chacune de ses apparitions sur le banc provoque un frisson dans le Mazaj, voire quelques cris. La Salah-mania amuse même Mohamed : « Chaque fois que quelqu’un me voit, il me parle de Salah ! Eh quoi, les pyramides n’existent plus ? »
Pour le reste, l’ambiance est plutôt à la tension maximale. Et à la fierté de voir l’Egypte faire bien mieux que résister à des Uruguayens que l’on annonçait marchant sur l’eau. BeIn Arabic nous apprend que zéro-zéro se dit sefer-sefer, et Yousra nous apprend que la vie à Moscou est géniale, « à part le froid ». « On découvre le monde ici, autant les Russes qui sont très accueillants que les étudiants des autres pays, explique l’Algérienne. Même les Egyptiens, au début on avait une fausse image d’eux. » Et le racisme dont la Russie serait coutumière ? « Jamais de probème, assure le Jordanien Karim. Les skinheads, c’était il y a dix ans, les seules fois où il y a des problèmes c’est quand on nous prend pour des Caucasiens... D’ailleurs les filles russes aiment beaucoup les Arabes. »
Karim le Jordanien, Karim l’Egyptien d’Assiout, et Mohamed l’Egyptien du Caire. / BV
Mohamed nous explique aussi que les étudiants qui viennent ici sont, en général, issus des classes moyennes, les plus riches choisissant plutôt les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Pour attirer ces étudiants prometteurs, le gouvernement russe distribue des bourses. Et eux reviennent au pays avec une formation dont le niveau est reconnu.
Dans la salle sombre du Mazaj (oui, cette précision sert uniquement à excuser la piètre qualité des photos), l’ambiance se tend encore à mesure que les Egyptiens s’acheminent vers un match nul prometteur. « Khalas » -« Assez » - souffle John, 27 ans, originaire du Caire, au bord de la crise cardiaque et étudiant en droit international - on a pas eu le courage de lui demander son avis sur l’annexion de la Crimée.
John, 27, Cairote presque cuit. / BV
Et puis... Et puis au moment où le commentateur annonçait déjà le gardien El Shenawy, auteur de plusieurs arrêts spectaculaires, « man of the match », le ciel tombe sur la tête des Pharaons et de leurs dignes représentants moscovites. A la 90e minute, le défenseur uruguayen Gimenez douche les espoirs égyptiens d’une tête rageuse. Silence de plomb, coup de sifflet final. Et les sourires qui reviennent rapidement. « On a joué dignement, c’est l’essentiel », se rassure, philosophe, Mohamed. « L’essentiel c’est que les deux matchs à venir seront beaucoup plus simples, reprend le Jordanien Karim. Et qu’on aura Salah. »
C’était aussi jour de distribution des diplômes à l’Université de l’Amitié entre les peuples. / D.R.