« Have a Nice Day » : un polar en ombres de Chine
« Have a Nice Day » : un polar en ombres de Chine
Par Clarisse Fabre
Avec son deuxième long-métrage, Liu Jian réussit un tableau féroce de son pays et un film de gangsters à la Tarantino.
L’expression « Have a nice day » (et sa traduction française, « bonne journée »), sorte de service minimum de la relation humaine, n’est plus qu’une formule automatique dans le va-et-vient des échanges quotidiens. Personne n’est dupe mais ça aide à tenir – et à vendre. Que le cinéaste chinois et artisan de l’animation, Liu Jian, 49 ans, ait choisi ce titre pour nous donner des nouvelles de son pays est sans doute un signe avancé de mélancolie : la Chine est un prince marchand, pas vraiment charmant.
Ce film d’animation démarre lentement, comme la boule de flipper qui remonte le corridor avant d’être secouée dans tous les sens (pour finir dans un trou noir). Have a Nice Day, ou son acronyme HAND, a le ton désinvolte et délirant d’un film de gangsters revisité par Quentin Tarantino, façon Pulp Fiction. Après le réaliste Piercing 1 (2010), ancré dans la crise de 2008, Liu Jian signe un deuxième long-métrage plus proche du rêve et de l’absurde. Tous les coups sont permis dans ces faubourgs du sud de la Chine, du moment que les protagonistes peuvent sortir de leur misère ou préserver leurs gains acquis de haute lutte mafieuse. Le jeune Xiao Zhang, chauffeur d’un truand local, décide un soir de voler son patron. Il part avec un sac rempli de billets. L’argent doit lui servir à payer une nouvelle chirurgie esthétique à sa fiancée, sa première opération du visage ayant raté.
La trame sociale du film est entrelardée de bagarres au fil d’un scénario ordonné en quatre parties et traversé de subites accélérations. Beaucoup de rebondissements dans la machine… Des personnages douteux surgissent de l’ombre pour tenter de récupérer le magot, tels des chats de gouttière se disputant la poubelle du restaurant chic. Il faut retrouver l’argent avant l’aube.
Le petit peuple fantasmé de la Chine contemporaine défile sous le crayon du réalisateur, le temps d’une nuit bleu pétrole : le patron d’une cantine aux gadgets diaboliques se rêve en inventeur ; le responsable d’un billard et sa copine voudraient bien filer à Shanghaï ; la réceptionniste d’un morne hôtel attend que chaque nuit passe… Quant à Skinny, découpeur de viande et homme de main du bandit floué, il ne va pas lâcher l’affaire. Have a Nice Day est saignant et « à poings ».
Déprogrammé à Annecy
Evidemment, le message n’est pas des plus touristiques. Sélectionné au Festival international du film d’animation d’Annecy, en 2017, HAND avait finalement été déprogrammé à la suite de pressions des autorités chinoises. Cette année-là, la Chine était justement invitée à Annecy pour présenter un panorama du film d’animation et le polar de Liu Jian faisait tâche. Have a Nice Day a pu en revanche figurer en compétition officielle à la Berlinale 2017.
On sait peu de chose de Liu Jian. Diplômé en peinture chinoise de l’Institut d’art de Nankin, il évolue aussi bien dans le milieu de l’art contemporain que dans le cinéma. Il fabrique ses films au sein d’une toute petite équipe – entre autres sa compagne, la peintre Lynne Wang, qui est aussi la productrice du film. Il enseigne l’animation à l’Académie des arts de Chine et ses contraintes professionnelles l’empêchent d’assurer la promotion de Have a Nice Day à l’occasion de sa sortie en France, mercredi 20 juin.
Il y aurait pourtant beaucoup à dire, sur son style d’animation ou sa philosophie du pas de côté. Pour développer ses scénarios, Liu Jian accumule des photos de paysages urbains, de campagnes ou d’intérieurs d’appartements. Ce fonds documentaire lui sert à fabriquer ses décors. Est-ce un tel travail, quasi artisanal et solitaire, qui a fini par imposer cette esthétique minimaliste ? La virtuosité de l’animation n’est pas la priorité de l’auteur. Du moins pas celle que l’on entend au sens technique du mot. Parfois le réalisateur a recours au dessin « pur », presque sans mouvement, pour installer le spectateur dans la ville, toujours à une certaine distance : une ruelle mal éclairée la nuit, deux hommes autour d’une mobylette, un homme endormi sur un banc…
Comme sur une grande tapisserie
Le réalisateur nous livre quelques clés dans le dossier de presse du film. « Have a Nice Day est à envisager dans son entièreté et aucun des personnages ne peut être décrit comme le personnage principal, même si le sac rempli d’argent est souvent vu comme tel », explique-t-il. Il s’intéresse, dit-il, aux humains qui vivent dans ces villages des faubourgs du sud de la Chine, transformés par des vagues d’urbanisation et d’industrialisation. « Mon principal objectif est de rester proche de ces gens, d’observer les vies de ces différents groupes, d’écouter leurs voix et d’être capable de partager leurs histoires. »
Liu Jian part du réel et brode. Comme sur une grande tapisserie, il isole un détail, un arrière-plan au sens parfois caché – une métaphore pour échapper à la censure ? Un crocodile s’avance sur la ligne de chemin de fer, à l’approche du train. Ou bien est-ce un homme métamorphosé en animal, qui attend son heure ? Il y a aussi ces personnages secondaires, tapis dans un coin, déconnectés de l’intrigue principale, qui deviennent des conteurs de la Chine contemporaine. A l’heure de la pause, un gardien de sécurité d’un chantier se plaint d’être un peu moins libre que lorsqu’il était chauffeur. Son collègue le « rassure » et lui fait un topo sur la liberté : est libre celui ou celle qui peut acheter sans se soucier du prix, que ce soit dans le marché du village, à l’hypermarché ou en ligne…
Le vague à l’âme peut se diluer dans les flots d’une mer sombre. Ou s’exprimer dans quelques secondes d’écran vide de toute image, lesquelles paraissent une éternité. Chez Liu Jian, le polar reste un film noir.
Film d’animation chinois de Liu Jian (1 h 17). Sur le Web : www.rouge-distribution.com/2018/03/03/have-a-nice-day.html
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 20 juin)
- Have a Nice Day, film d’animation chinois de Liu Jian (à ne pas manquer)
- Sans un bruit, film américain de John Krasinski (à voir)
- Une prière avant l’aube, film britannique, cambodgien et français de Jean-Stéphane Sauvaire (à voir)
- Bécassine !, film français de Bruno Podalydès (pourquoi pas)
- How to Talk to Girls at Parties, film américain de John Cameron Mitchell (pourquoi pas)
- Jerico. L’envol infini des jours, documentaire colombien et français de Catalina Mesa (pourquoi pas)
- A genoux les gars, film français d’Antoine Desrosières (on peut éviter)
A l’affiche également :
- Le Doudou, film français de Philippe Mechelen et Julien Hervé
- Kuzola. Le chant des racines, documentaire français d’Hugo Bachelet
- Rose piment, film français de Cédric Malzieu