La Journée mondiale des réfugiés survient alors que la politique migratoire est au centre des débats. Philippe Ricard, chef adjoint du service International du Monde, a répondu aux questions des internautes lors d’un tchat sur Le Monde.fr.

Montelieri : la question migratoire peut-elle conduire à un renversement des rapports de force en Europe, mettant la ligne UE-Merkel-Macron en minorité ?

Philippe Ricard : L’arrivée au pouvoir en Italie d’une coalition associant la formation d’extrême droite de la Ligue et le Mouvement 5 Etoiles a relancé les débats sur la politique migratoire au sein de l’Union européenne. L’une des premières initiatives du vice-président du conseil italien a été, en effet, d’interdire l’entrée des navires de sauvetage, comme l’Aquarius, dans les ports italiens.

Cette mesure a réveillé les plaies héritées de 2015, quand le nombre de réfugiés et migrants a battu des records. Depuis, la situation s’était apaisée, car les Européens et les différents gouvernements ont multiplié les dispositifs pour réduire les arrivées. L’UE avait par exemple signé en mars 2016 un accord controversé avec la Turquie pour empêcher les départs de réfugiés en direction de la Grèce et de la route des Balkans. Ce compromis, décrié à l’époque car il prévoyait le renvoi en Turquie de certains réfugiés, a été très efficace.

Les Européens n’ont cependant pas pu profiter de cette accalmie pour réformer les règles de Dublin concernant la répartition et le traitement des demandes d’asile. Aujourd’hui, le gouvernement italien demande la refonte de ce mécanisme, qui prévoit que les demandes d’asile doivent être traitées dans le pays de première entrée, comme l’Italie. Au contraire, la CSU bavaroise de Horst Seehofer entend assurer le retour vers ces pays, en vertu des accords actuels de Dublin, des candidats à l’asile qui ont entrepris d’aller frapper à la porte d’autres pays de l’UE.

L’affrontement est d’autant plus violent qu’il oppose désormais, même en Europe de l’Ouest, les gouvernements de droite ou de gauche classiques à des forces beaucoup plus dures sur le plan politique, issues, comme en Italie ou en Autriche, de l’extrême droite.

Pascal Brice, le directeur général de l’Ofpra, parle de la création d’un « office européen de l’asile ». Quelle serait la place de l’Ofpra et de la Cour nationale du droit d’asile par rapport à cet office ?

A ce stade, chaque Etat européen est souverain pour choisir les demandeurs d’asile auxquels il entend accorder sa protection, quand ceux-ci fuient un pays en conflit. Il existe des différences de procédure et de traitement d’un pays à l’autre.

Le règlement de Dublin organise les modalités de coopération entre ces différentes approches nationales en reposant sur un principe de plus en plus contesté dans les pays concernés : la demande d’asile doit être traitée dans le pays de première entrée des candidats, en l’occurrence l’Italie et la Grèce, voire l’Espagne, les pays en première ligne concernant la traversée de la Méditerranée.

L’idée sur la table aujourd’hui en Europe est de réduire ces différences, en allant, pour les partisans d’une plus grande intégration, vers une agence quasi fédérale de l’asile, qui placerait tout le monde sur la même ligne. Cette issue est peu probable car de nombreuses capitales souhaitent garder le contrôle sur cette prérogative régalienne. Les propositions de la Commission pour faire converger les pratiques sont pour l’instant bloquées, comme l’est la refonte du règlement de Dublin. Certains pays de l’Est de l’Europe, Hongrie en tête, ne veulent surtout pas prendre en charge des demandeurs d’asile arrivés via la Grèce ou l’Italie, comme l’a montré la crise de 2015. Leur point de vue n’a pas évolué depuis, et s’est même durci, alors que les arrivées ont nettement reflué.

La solution d’installer des centres de débarquement à l’extérieur de l’UE va-t-elle finir par s’imposer ?

C’est l’une des pistes examinées ces jours-ci à Bruxelles pour tenter de surmonter le contentieux entre ceux qui veulent renvoyer les demandeurs d’asile dans le pays de leur entrée dans l’UE, comme le Bavarois Horst Seehofer, et ceux, comme l’Italien Matteo Salvini, qui ne veulent pas entendre parler de ces renvois, et ferment leurs ports aux navires de sauvetage. Il s’agirait de créer dans des pays tiers qui ne sont pas encore nommés, des « plates-formes de débarquement » du côté européen ou africain.

Ces centres seraient chargés de faire la distinction entre les personnes éligibles à l’asile et les migrants partis pour des motifs économiques, qui seraient incités à repartir vers leur pays d’origine. Ce dispositif est évoqué pour la première fois dans un projet de conclusion du Conseil européen des 28 et 29 juin, à Bruxelles. Mardi, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont semblé soutenir cette idée, à condition d’y associer le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Pourquoi l’UE ne prend-elle pas en charge elle-même le sauvetage en mer de migrants sans recourir aux ONG, pourquoi ne réachemine-t-elle pas les migrants sauvés en mer vers des hot spots situés en Afrique du Nord ou de l’Ouest ?

A ce jour, les sauvetages en mer, en particulier au large des côtes libyennes, sont assurés de trois façons : par des ONG, par des navires commerciaux ou par les forces italiennes. En soutien aux autorités italiennes, l’UE a lancé en 2014 une mission, l’opération « Triton », pilotée par l’agence Frontex de contrôle des frontières extérieures.

Elle est destinée à soutenir l’Italie en matière de sauvetage, après la fin de l’opération « Mare Nostrum » d’abord mise en place par les seules autorités italiennes après le drame de Lampedusa, en octobre 2013. Depuis, les Européens ont contribué à des missions de localisation des bateaux aux abois, et d’identification des passeurs, pour prévenir les catastrophes. Le nombre de morts en Méditerranée est néanmoins resté très important. Il se monte à plus de 15 000 sur les cinq dernières années. Pas de quoi calmer les autorités italiennes qui critiquent le manque de solidarité de leurs voisins européens, à commencer par la France, car ces derniers ont ensuite laissé l’Italie gérer seule les réfugiés et/ou migrants qui sont parvenus à atteindre ses côtes. La question des hot spots rejoint la question précédente : elle est de nouveau à l’étude.

Cette crise est latente depuis des décennies au vu des différentiels de niveau de vie. La seule issue possible est un développement accéléré de l’Afrique pour donner de l’espoir et du travail à cette population qui risque sa vie pour un monde meilleur. Pourquoi les pays européens ne lancent pas ce plan ?

Les écarts de développement entre les deux rives de la Méditerranée jouent un grand rôle pour expliquer l’attractivité de l’Europe. Les Européens ont bien conscience de cela, en particulier les pays de la rive nord : l’Italie, l’Espagne ou la France. Ces derniers ont longtemps demandé en vain d’aller en ce sens, contre l’avis de pays du nord de l’Europe ou de l’Est, plus soucieux de tisser des liens étroits avec l’est du continent. Les avis se sont sans doute rapprochés depuis le déclenchement de cette « crise migratoire » : l’Allemagne prend peu à peu conscience de l’importance de l’aide au développement de l’Afrique, pour mieux juguler les flux migratoires.

Cela dit, le pic de la crise migratoire, en 2015, est davantage lié à la guerre en Syrie : cette année-là, l’Allemagne a accueilli près de 900 000 demandeurs d’asile, dont 700 000 Syriens qui fuyaient la guerre civile dans leur pays. Et l’Europe a surtout payé son impuissance à y promouvoir la paix.

Par ailleurs, certains dirigeants européens, comme le nouveau ministre des affaires étrangères espagnol, le socialiste Josep Borrell, considèrent que le développement de l’Afrique est à l’origine d’une partie des flux migratoires actuels. Ils concernent une population plus éduquée et qui a l’audace d’entreprendre cette démarche. Pour eux, il faut donc poursuivre et amplifier l’aide au développement, pour permettre à cette jeunesse d’avoir elle aussi des opportunités pour rester dans son pays natal.