L’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger publie « Tumulte », son autobiographie, aux éditions Gallimard. / BASSO CANNARSA / OPALE / LEEMAGE

LES CHOIX DE LA MATINALE

RÉCIT. « Si », de Lise Marzouk

Alors qu’elle passait une année aux côtés de son petit garçon de 10 ans, hospitalisé à l’Institut Curie, à Paris, pour un lymphome, Lise Marzouk s’est promis, « si son fils s’en sort vivant », d’écrire pour interroger « cette énergie étrange qui la porte dans le combat ». C’est ce qu’elle fait dans ce beau récit où elle relate, chronologiquement, les étapes de cette lutte menée en famille.

Admirable de précision et de délicatesse, le texte de Lise Marzouk n’est pas un simple témoignage. L’écrivaine réussit à glisser progressivement du simple compte rendu d’une expérience douloureuse à l’analyse distanciée du rôle joué par chacun dans ce drame. Et à interroger, comme elle se le proposait, les ressorts de son énergie, qu’elle relie à son histoire familiale. Au rôle qu’elle a elle-même dû endosser dans sa fratrie. Elle comprend peu à peu pourquoi « elle n’a jamais été dotée de volonté et de force que pour autrui ». Récit de maladie, Si est de la sorte tout à la fois l’évocation du parcours victorieux d’un enfant et celle de la renaissance d’une femme qui, grâce au courage de son fils malade, apprend enfin à prendre soin d’elle-même. Florence Bouchy

« Si », de Lise Marzouk, Gallimard, 320 p., 21 €.

POÉSIE. « Matières fermées », de William Cliff

Depuis Homo sum (Gallimard, 1973), William Cliff a publié une vingtaine de livres, dont cinq romans, tous retraçant, avec une entêtante sincérité, ses élans, ses détresses, ses emportements. De son exigence à ne rien laisser sous silence, il a bâti une œuvre. William Cliff est le nom qu’il s’est choisi. Mais il n’a pas oublié le petit Albert Imberechts, quatrième d’une grande fratrie, rageur, à la tête dure sous les gifles du père. Il garde en mémoire ses études compliquées, la pension, les bons pères, la terreur du péché. Et cette « emmerdation » qu’il croyait ne jamais voir finir. Alors, avec les études et les premiers boulots, les voyages, les aventures entre hommes, les quelques amours fous, il a fait ses poèmes.

Ainsi dans Matières fermées, long poème en huit « liasses » – de souvenirs, d’épais et lourds dossiers, arrachés à la mémoire. Jours qui filent. Qu’on retrouve au hasard. Des noms, des lieux, des visages. Le poème parle de maladie, de singuliers fantômes, d’enfants devenus vieux et d’oiseaux dans les champs. De livres, d’églises, d’arbres, de joies légères, d’émois qui doucement s’effacent et d’autres qui s’éveillent en un étrange printemps. Il n’est guère de craintes, de désabusements qui tiennent. Xavier Houssin

« Matières fermées », de William Cliff, La Table ronde, 256 p., 18 €.

ROMAN. « Ghachar Ghochar », de Vivek Shanbhag

Ils vont bientôt emménager dans un quartier prisé de Bangalore, dans le sud de l’Inde. Ils sont devenus riches, très riches, grâce à l’entreprise fondée par l’oncle Chikkappa. Le père n’a plus besoin de travailler. Ses enfants non plus. C’est le cas du narrateur. Directeur de la firme, déchargé de toute tâche car incompétent, il touche un gros salaire à ne rien faire et passe ses journées dans un café. Quand le roman s’ouvre, il y est attablé, inquiet. On devine qu’une catastrophe s’est produite. Mais pour l’heure, il songe au chaos que l’opulence a créé dans sa famille.

Avec sa prose brève et symbolique, Vivek Shanbhag, romancier indien traduit pour la première fois en France, a été comparé à Tchekhov. Mais l’intrigue évoque aussi le Mahabharata, qui se referme sur une nouvelle ère désertée par les valeurs nobles et la morale. Les personnages sont les victimes d’un dérèglement. L’argent les a précipités dans un état d’aliénation. Le mariage de Malata, mélange de coutumes et de luxe ostentatoire, en est la frappante manifestation, qui montre avec quelle finesse Shanbhag sonde les liens familiaux dans ce qu’ils ont de mystérieux et d’irrévocable. Gladys Marivat

« Ghachar Ghochar », de Vivek Shanbhag, traduit du kannada en anglais par Srinath Perur et de l’anglais en français par Bernard Turle, Buchet-Chastel, 180 p., 14 €.

ESSAI. « Le Romanesque des lettres », de Michel Murat

Sainte-Beuve, pour qui La Princesse de Clèves était l’histoire transposée de la liaison de Mme de La Fayette avec le duc de La Rochefoucauld, trouvait dans cette clé un surcroît de romanesque. Lecture réductrice à nos yeux de modernes. Ne lisons-nous pas, néanmoins, A la recherche du temps perdu comme si le narrateur n’était autre que Proust ? C’est la notion même de romanesque qu’il s’agit de repenser, ainsi que Michel Murat y invite en formulant l’hypothèse que, depuis l’époque romantique, tout ce qui se rapporte à la littérature peut se lire comme un roman. Autrement dit, que le romanesque excède de très loin le genre littéraire dont il procède.

On peut en voir un modèle dans la circulation savamment orchestrée par Sartre et par Beauvoir entre leur vie et leur œuvre : conversations, correspondances, romans ou essais biographiques, tout fonctionnait, pour eux et pour leurs proches, comme un tourniquet qui tenait non de l’autofiction mais du désir de « se faire une vie écrite ». Quitte à brouiller les genres littéraires, effet collatéral de ce plaisir que nous prenons à envisager notre vie comme un roman. Un plaisir qui est, pour Michel Murat, la source inépuisable d’une pensée romanesque de la création. Jean-Louis Jeannelle

« Le Romanesque des lettres », de Michel Murat, Corti, « Les Essais », 312 p., 23 €.

AUTOBIOGRAPHIE. « Tumulte », de Hans Magnus Enzensberger

La réticence ancienne éprouvée par Hans Magnus Enzensberger devant toute entreprise autobiographique n’a pu céder qu’à un hasard, celui d’avoir retrouvé dans sa cave « un tas de papiers oubliés : lettres, carnets de notes, photos, coupures de journaux, manuscrits laissés en plan ». D’où la publication de quelques-unes de ces « archives de lui-même », portant principalement sur les années 1960. Elles sont assorties d’un long dialogue, de poèmes, de mises à jour qui corrigent, par leur scepticisme lucide sur le personnage d’autrefois, l’image de dernier des Mohicans soixante-huitard.

Bien des éléments d’une existence complexe et vagabonde, en partie menée dans l’ex-bloc de l’Est, sont ici dévoilés, à commencer par le « roman russe » d’Enzensberger, l’amour-passion qui, en 1966, attacha tumultueusement ses pas à ceux de Macha, sa seconde femme. Son séjour à Cuba avec Macha donne une idée plus légère du monde figé de la guerre froide bien que, sous le style ironique, la tristesse ne tarde pas à affleurer. La tragédie épaule la comédie de la politique, que l’auteur aime à comparer aux coups de bâton échangés au Kasperletheater, l’équivalent allemand du guignol. On rit beaucoup, mais parfois jaune. Nicolas Weill

« Tumulte «, de Hans Magnus Enzensberger, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, « Du monde entier », 288 p., 22 €.