Evgeny Alfan devant l’un de ses fours. / A.H

Le journaliste, amateur de bonne chère, peut s’inquiéter à l’idée de passer plus d’un mois sur les routes. Loin de chez lui et de ses habitudes, d’une ville à l’autre, entre deux hôtels, il s’interroge sur les moyens de se sustenter. Dans ces conditions, cet acte, normalement biquotidien, se limite principalement à la satisfaction d’un besoin primaire.

Les jours de match, le temps manque et il est nécessaire de faire preuve de modestie. Cela tombe bien, la FIFA ne s’embarrasse pas avec la nourriture qu’elle propose dans ses stades : parmi le choix médiocre, un hot-dog minimaliste constitué littéralement d’une saucisse dans un bout de pain ou des mini-saucisses fumées industrielles au goût jambon… La nourriture d’hôtel, en dehors d’une note toujours plus salée, fait souvent la part belle aux classiques internationaux dont on vous épargne la liste.

Quand on a ainsi maltraité son estomac, choisir son restaurant s’avère une opération d’autant plus délicate. Notre imaginaire en matière de cuisine russe est en général plutôt limité. Entrez ici bœuf Stroganoff, raviolis farcis (les pelmeni), bortsch, veau Orloff, cornichons et autres concombres géants, arrosés de l’inévitable vodka.

Il fallait un spécialiste pour élargir notre horizon. Il s’appelle Evgeny Alfan, il a été formé par des chefs français à Moscou et, en conséquence, son surnom, qu’il porte fièrement au dos de sa veste de cuisinier, est le « Francuz ». Au cours d’un déjeuner dans son restaurant Uhvat, installé dans l’un des bâtiments, vieux de 200 ans, d’une ancienne manufacture textile, le Francuz livre sa version de la gastronomie russe qu’il modernise à merveille.

« Maintenir la tradition »

Dans un pays aussi immense que la Russie, le plus vaste au monde, du Caucase à la Sibérie, il est très difficile de définir une cuisine russe. « A l’est, au sud, ou au nord, on ne cuisine pas de la même façon, on ne cuisine pas les mêmes produits. Mais ce qui unifiait le pays culinairement, c’était l’utilisation de la cuisson aux fours », explique Evgeny Alfan. Dans l’ancienne Russie, le four, pech en russe, fait partie intégrante du foyer. On vit avec, on y cuisine, on dort dessus ou à côté, on chauffe le logis. « Le style de vie des paysans a dicté cela. Le matin, ils mettaient la nourriture à l’intérieur et partaient effectuer leurs travaux. Le soir, à leur retour, le dîner était prêt », ajoute le trentenaire.

Dans la Russie moderne, ce savoir-faire s’est perdu à mesure que les conditions de vie évoluaient. « Même à la campagne, loin des grosses villes, les fours se font rares. Lorsqu’ils existent encore, on ne sait plus s’en servir », constate le chef russe. Partant de ce constat, le Moscovite est parti battre la campagne pour tenter de sauvegarder ce patrimoine en perdition. Il a rencontré des grands-mères, parfois centenaires, mémoires vivantes de la cuisson au four, que l’on nomme tamlenie. Méticuleusement, il enregistre ses recettes oubliées. Il passe ensuite deux ans à son ordinateur la nuit pour les retranscrire.

Le résultat de sa très personnelle campagne de la Russie se retrouve dans le concept de sa cuisine. A Uhvat, la plupart des ingrédients utilisés passent par l’un des trois fours de l’établissement. Le maître des lieux n’est pas peu fier de ce qu’il appelle « son royaume des fours ». Et un royaume, ça se respecte. Ici, pas question de prononcer des grossièretés ou de mal se comporter : « Les anciens pensaient que le four était une sorte de dieu, on lui parlait. On devait éviter de jurer devant sous peine que le goût de sa nourriture soit horrible. »

Chacun de ses trois engins est autonome grâce à son propre conduit d’évacuation et peut être utilisé pour une méthode de cuisson différente : du grill à la cuisson basse température… Le bois utilisé la plupart du temps est le bouleau. Parfois, pour contrôler un feu trop vif, on utilise du pin. « Le four est un organisme vivant, ce n’est pas électronique. Il est important de maintenir la tradition. On utilise par exemple des plumes de canards sauvages pour le nettoyer », confie Evgeny Alfan.

Une fois, le passage au four terminé, la cuisine prend alors le relais. Elle permet de moderniser cette méthode traditionnelle de cuisson ancestrale. « Au fou, il est dur de calculer, vous devez avoir de l’intuition. En cuisine, on suit une recette étape par étape. Combiner les deux nécessite beaucoup d’expérimentation. C’est un long processus », livre-t-il.

Afin de le maîtriser, le cuistot s’est entraîné de longues heures, jour et nuit pendant six mois avant l’ouverture. Le temps de cuisson : huit heures, douze heures, seize heures, parfois plus encore, est essentiel. Pour chaque produit, il donne quelque chose de différent, un nouveau goût insoupçonné. En voilà quelques exemples…

  • Canard braisé sur ses chips de pomme de terre

Le canard est braisé et également confit au four pendant douze heures. Cela donne une saveur inimitable. L’acidité est apportée pour l’équilibre du plat par des baies de cassis. L’utilisation des baies est très importante dans la tradition culinaire russe. « Les chefs français utilisent généralement des baies rouges, nous, ce sont les noires. »

  • Porridge de concombre en trois façons

DR

Ce porridge à la russe décline le concombre, produit de base de la cuisine russe, en trois façons : mariné, glacé dans de l’eau minérale et enfin sous forme liquide. Le mélange est étonnant.

  • Poisson loup fermenté et fumé au four, accompagné de chou-fleur rôti

DR

Ce poisson, à ne pas confondre avec le bar que l’on appelle aussi loup, possède une chair très épaisse qui le rend difficile à cuisiner. Ici, Evgeny le fait d’abord fermenter dans du lait pendant deux, trois jours. Il est ensuite fumé avec du bois de pommier dont il s’imprègne entièrement grâce au fait qu’il a été rendu très tendre. « Des clients égyptiens étaient étonnés que l’on puisse utiliser ce poisson qu’ils ont chez eux mais qu’ils n’appréciaient jusqu’alors pas. »

  • Langue de bœuf et ses cornichons noirs, sur lit de pâte de moutarde maison

DR

C’est une version moderne d’un plat que les Russes mangent au nouvel an. La langue de bœuf est cuite en basse température au four pendant des heures. Les cornichons sont salés légèrement, puis passés au four avec de la badiane et du miel noir de sarrasin. Ils sont cristallisés à l’intérieur. C’est un processus de deux à trois mois au total pour obtenir ce résultat. La moutarde, très épicée, donne un coup de fouet revigorant à l’ensemble.

  • Sorbet ananas

dr

Peut-être la recette la plus simple mais une des plus surprenantes. Lorsque Evgeny a appris que l’on pouvait trouver des ananas en Russie (à Sotchi notamment), il a expérimenté la cuisson au four du fruit. Avec le temps de cuisson parfait, ça apporte un goût de vanille et un côté épicé incroyable sans aucun ajout extérieur autre que le fruit et le four.

Après cette immersion pratique dans la cuisine russe, Evgeny Alfan tient à offrir deux présents. D’abord, un mystérieux petit paquet noué qui contient du sel noir maison. « Chaque foyer le prépare une fois par an à l’occasion de Pâques. C’est un sel sacré, qui porte chance et permet de se purifier », assure le chef.

Puis, il nous confie quelque chose d’encore plus sacré à ses yeux. Le regard concentré, il nous transmet une pile de polycopiés sous pochettes plastifiées. « Vous avez là toutes mes recherches, c’est ma philosophie de cuisine. Je l’ai appelée “# F”. C’est en l’honneur de mes professeurs français, qui m’ont tout transmis, ils m’ont appris le désir constant de la perfection, à respecter les produits et à bien traiter les instruments de cuisine. Je suis un peu fou, mais fou d’une bonne manière », lance-t-il le sourire jusqu’aux oreilles. Il ne reste plus qu’à s’armer de patience afin de déchiffrer le russe et savoir nous aussi dompter le feu.

DR