La coûteuse victoire de Christopher Froome
La coûteuse victoire de Christopher Froome
Par Yann Bouchez, Clément Guillou
Grâce à un bataillon d’avocats et d’experts, le Britannique a été blanchi après son contrôle anormal lors de la Vuelta 2017. La lutte antidopage en paye le prix fort.
Chris Froome, le 21 juillet 2017, au départ de la 19e étape du Tour. / CHRISTOPHE ENA / AP
Bientôt dix mois que la course durait : il ne fallait pas manquer de souffle. Et le verdict a fini par tomber. Le Tour de France n’a pas encore commencé que l’on connaît déjà l’un de ses vainqueurs : Christopher Froome, quadruple vainqueur de l’épreuve, pourra s’élancer de Noirmoutier, en Vendée, samedi 7 juillet.
Ce fut sans doute le plus compliqué de ses succès. Le leader de la formation Sky, toujours bien épaulé par ses coéquipiers, le doit cette fois-ci à un bataillon d’avocats et d’experts scientifiques. Lundi 2 juillet, au terme d’une longue procédure commencée en septembre 2017, à la suite d’un contrôle lors du Tour d’Espagne révélant un taux excessif de salbutamol, l’Union cycliste internationale (UCI) a décidé de ne pas sanctionner le coureur, sur recommandation de l’Agence mondiale antidopage (AMA).
Pour obtenir cette décision favorable, l’équipe de défense de Christopher Froome, emmenée par l’avocat Mike Morgan, un éminent spécialiste des questions de dopage, a fait appel aux meilleurs experts. A l’UCI, il a été demandé un maximum d’informations, afin de plaider au mieux le cas du coureur. La procédure s’est étirée, à l’abri du regard des journalistes, au gré de multiples allers-retours entre les conseils juridiques du coureur et de la fédération internationale. Pendant ce temps, Christopher Froome courait – et gagnait – le Tour d’Italie. Le Tour de France s’affolait de le voir prendre le départ avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.
« Ils n’avaient jamais vu ça à l’UCI »
Le 1er juin, dans Le Parisien, le président de l’UCI, David Lappartient, s’inquiétait : « Je crois que ce ne sera pas réglé avant le Tour. » Mais, trois jours plus tard, un dossier monumental parvenait au siège de la fédération, à Aigle (Suisse), contenant les arguments du camp Froome. De l’aveu d’un expert de la communauté antidopage : « C’était de la folie, ils n’avaient jamais vu ça à l’UCI, un dossier aussi épais, avec autant d’avis d’experts. » Une dizaine de scientifiques sont cités dans ces pages, sans compter ceux ayant collaboré de manière anonyme. Au printemps, une source proche de la procédure confiait que tous les spécialistes du métabolisme du salbutamol étaient contactés par Mike Morgan, pour aider Christopher Froome mais surtout pour ne pas aider l’UCI. A la réception du dossier, l’UCI s’est tournée vers l’AMA : comme attendu, le Britannique remettait en question le test de détection du salbutamol.
« Le 28 juin, l’AMA a informé l’UCI qu’elle acceptait, sur la base de son analyse des faits spécifiques de l’affaire, que les résultats de l’échantillon de M. Froome ne constituent pas un RAA [résultat d’analyse anormal] », écrit l’UCI dans son communiqué du 2 juillet. Le doute, sans s’être dissipé totalement, a bénéficié au coureur.
Les experts de l’UCI avaient pourtant écarté une à une les explications avancées par les conseils de Froome : la chaleur le jour du contrôle, une déshydratation, son alimentation particulière, l’interaction avec d’autres médicaments…
Car, depuis l’automne, la question se posait. Comment Froome pouvait-il présenter, le 7 septembre 2017, lors de la 18e étape de la Vuelta, un taux de 2 000 nanogrammes (ng) de salbutamol par millilitre de sang, soit le double de la limite autorisée – le seuil pour l’ouverture d’une procédure étant de 1 200 ng/ml ? Avait-il consommé ce broncho-dilatateur à des doses supérieures à celles tolérées par le code mondial antidopage pour soigner son asthme ? « Le niveau de salbutamol relevé dans un échantillon urinaire unique n’est pas un indicateur fiable de la quantité inhalée », a assuré la Sky, lundi.
Quelques heures après le communiqué de l’UCI, l’Agence mondiale antidopage a « reconnu que, dans de rares cas, les athlètes peuvent dépasser le seuil limite de concentration sans avoir inhalé plus que la dose maximale autorisée ». Faut-il donc revoir les règles encadrant l’usage de ce broncho-dilatateur, qui figure sur la liste des produits interdits de l’AMA mais dont l’usage, sous certaines conditions, n’est pas prohibé ?
« Pour le moment, il n’y a aucune remise en cause de la réglementation », assure au Monde Olivier Rabin, directeur scientifique de l’Agence. Mais, il y a trois mois, il se disait absolument certain que la limite de concentration du salbutamol était d’une solidité scientifique absolue, attestée par de nombreuses études, et rappelait qu’elle avait déjà été défendue avec succès devant le Tribunal arbitral du sport.
L’Agence mondiale antidopage réfute tout rétropédalage concernant cette substance et son autorisation encadrée. Le cas de Froome risque tout de même d’affaiblir encore plus des règles déjà très critiquées. « La limite autorisée par l’AMA a été fixée au doigt mouillé », persifle un expert antidopage, sous couvert d’anonymat. Comment expliquer que certains cyclistes aient écopé de suspensions de plusieurs mois, alors qu’ils affichaient des taux de salbutamol plus faibles ? La probabilité d’être blanchi va-t-elle être indexée sur la qualité des défenseurs du sportif ? « Je ne pense pas qu’on puisse nous taxer d’un antidopage à deux vitesses ou d’avoir reculé parce que M. Froome avait de très bons avocats, avance Olivier Rabin. Les discussions ont eu lieu autour de son cas spécifique. »
Crainte d’un procès onéreux
D’autres experts de la communauté antidopage sont formels : l’AMA a eu peur d’un procès coûteux et la décision de classer l’affaire n’est pas venue du directeur scientifique, mais de la direction de l’Agence, dont le budget est inférieur à celui de la seule équipe Sky.
Depuis dix-huit mois, l’AMA a subi deux autres revers de taille, avec deux substances complexes : le meldonium, pour lequel des centaines de cas positifs ont été détectés avant que l’agence ne rétropédale – elle avait mal évalué le temps d’excrétion de la substance – et l’higénamine, un brûleur de graisse pour lequel le footballeur international Mamadou Sakho avait été contrôlé positif avant d’être blanchi.
Cette décision favorable à Froome annule évidemment l’interdiction de départ formulée mi-juin par les organisateurs du Tour de France, dans le plus grand secret. Amaury Sport Organisation souhaitait ainsi protéger l’image de son épreuve, mais le Britannique avait immédiatement fait appel. Il devait être étudié ce mardi 3 juillet devant la chambre arbitrale du Comité national olympique et sportif français. Ce ne sera pas nécessaire.
Ces derniers mois, dans l’attente de la sentence, le coureur de la Sky a su montrer que l’incertitude qui planait au-dessus de son casque ne nuisait pas vraiment à ses résultats. Il n’a pas été mal reçu sur les routes italiennes, malgré le doute, à l’époque, sur l’homologation future de ses résultats. Mais qu’en sera-t-il sur le Tour ?
Christian Prudhomme, le directeur de l’épreuve, espère un public « bienveillant ». Cela n’a pas toujours été le cas. Déjà hué par le passé sur les routes de France en raison des soupçons de dopage, le cycliste s’était plaint, lors de l’édition 2015, d’avoir reçu de l’urine jetée par un spectateur. Des chaînes de télévision avaient capté des insultes visant le sportif. Et le peloton ne sera pas unanimement convaincu de la bonne foi du Britannique. Lundi, quelques minutes après l’annonce de la décision de l’UCI, un directeur sportif d’une équipe du Tour avait ce commentaire lapidaire : « C’est à gerber. »