Sur YouTube, il existe depuis 2007 un outil pour aider les ayants droit à faire valoir leurs droits d’auteur. / Quentin Hugon

Le Parlement européen a rejeté en l’état, ce jeudi, un important projet de directive européenne sur le droit d’auteur. Le texte sera à nouveau débattu en septembre, notamment l’un de ses articles les plus polémiques : l’article 13.

Visant à protéger les auteurs face à la réutilisation de leurs œuvres sur des plates-formes numériques, il impose aux plates-formes, faute d’accord avec les ayants droit, de mettre en place des outils automatisés efficaces de reconnaissance de contenus. Ces logiciels doivent permettre de détecter la mise en ligne par un internaute d’une vidéo ou d’une chanson protégée par le droit d’auteur, pour en bloquer la diffusion.

YouTube dispose, depuis 2007, d’un outil de ce type, appelé Content ID. Il compare les vidéos postées chaque jour sur la plate-forme de partage à des « empreintes » numériques de musiques ou films fournies par les ayants droit. Si des correspondances sont décelées, une partie des revenus générés par la vidéo revient automatiquement aux auteurs de l’œuvre identifiée, qui peuvent aussi exiger le blocage du contenu.

Simple en théorie, Content ID rencontre en pratique de nombreux dysfonctionnements. Vidéastes, musiciens, syndicats, sociétés de gestion des droits d’auteur : personne ne semble vraiment satisfait de l’outil, qui illustre à lui seul la difficulté de concrétiser l’article 13 de la directive sur les droits d’auteur.

Des chats accusés de violation de droits d’auteur

En France, les auteurs sont protégés par la loi. Ils peuvent revendiquer des droits sur les réutilisations de leurs œuvres. Sauf dans certains cas, comme les analyses ou courtes citations « justifiées par [un] caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information » – et à condition que le nom de l’auteur soit signalé –, ou les parodies, pastiches et caricatures.

Ces exceptions s’accommodent mal d’un outil automatique, pour qui détecter ce qui relève de la parodie ou d’une « courte citation justifiée » est particulièrement difficile. Sur les réseaux sociaux, de nombreux vidéastes estiment avoir été touchés abusivement par des suppressions ou démonétisations de leurs vidéos, à cause de soupçons de violation des droits d’auteur.

Parmi les cas les plus fréquents, des critiques d’œuvres, des vidéos humoristiques ou des parodies, pourtant autorisées par la loi. Même les producteurs qui postent des clips officiels pour le compte d’un groupe peuvent être visés. En 2015, un cas particulièrement surréaliste était devenu le symbole du zèle de Content ID : l’algorithme avait bloqué une vidéo de chat qui ronronnait, parce qu’il avait cru reconnaître dans la voix de l’animal des œuvres appartenant à EMI Publishing et à l’entreprise de guitares PRS.

Content ID est aussi accusé de censurer de manière indiscriminée des vidéos qui sont effectivement protégées par le droit d’auteur, mais dont les ayants droit tolèrent certaines réutilisations. C’est le cas de certains remix musicaux, mais aussi de commentaires de parties de jeux vidéo. A intervalles réguliers, des vidéos pourtant libres de droit — comme récemment, des cours mis en ligne par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) — sont aussi bloquées par le filtre automatique.

Les vidéastes peuvent contester les décisions qui leur semblent injustifiées, mais uniquement après coup. Dès lors qu’un ayant droit demande un partage de monétisation ou le blocage d’une vidéo, ceux-ci sont effectués par la plate-forme. En d’autres termes, les youtubeurs doivent agir non pas pour qu’un contenu ne soit pas supprimé, mais pour qu’il soit remis en ligne.

Des stratégies de contournement à l’autocensure

Le système Content ID est d’autant plus vécu comme injuste qu’il ne s’applique pas à tous les youtubeurs de la même manière. Les « gros » youtubeurs, qui vivent généralement de leurs vidéos et qui ont rejoint un groupement de vidéastes, appelés « networks », bénéficient d’un régime beaucoup plus clément. Mais qui devrait lui aussi disparaître à moyen terme.

D’autres tentent de déjouer la surveillance de l’outil. Eloïse Wagner est avocate spécialisée en propriété intellectuelle, et coauteure de la chaîne YouTube de vulgarisation juridique 911 Avocat. Elle raconte que, pour éviter d’être automatiquement bloqués par l’outil, des youtubeurs souhaitant utiliser des extraits d’œuvres appliquent des « recettes » dont personne ne sait si elles sont réellement efficaces. Certains « mettent des extraits musicaux de moins de trente secondes, ils modifient le volume, l’image, la réduisent, l’altèrent, par exemple en l’entourant de cadres ».

« Ces techniques sont utilisées par des vidéastes qui craignent de voir leurs vidéos supprimées, mais ironiquement, quelques-uns pensent aussi que cela leur donne une immunité juridique », explique-t-elle, faisant remarquer que des utilisateurs postent en toute illégalité des émissions de télévision, vues des dizaines, voire des centaines de milliers de fois, sans que Content ID les repère. Le fonctionnement détaillé de Content ID n’est pas public, et de nombreux vidéastes s’agacent de voir des vidéos clairement illégales rester accessibles, tandis que des vidéos se contentant de citer un extrait sont bloquées ou démonétisées.

Ici, une émission de télé-réalité, rediffusée avec un cadre chargé. / YouTube

« Il y a aussi des vidéastes qui s’autocensurent, parfois », regrette Mme Wagner. Dans le milieu du jeu vidéo, la pratique est courante. Des éditeurs comme Nintendo, en effet, sont réputés être particulièrement tatillons sur les droits d’auteur. Pour ne prendre aucun risque, ils préfèrent ne pas tester certains jeux.

« Le problème, estime la créatrice de 911 Avocat, c’est qu’on a donné des pleins pouvoirs aux ayants droit. Ils imposent leurs droits : il y a un vrai déséquilibre entre eux et les vidéastes. »

Un processus « d’une totale opacité »

De leur côté, les syndicats ou représentants d’artistes nient toute utilisation excessive de Content ID. Malgré un nouveau durcissement en leur faveur des règles liées aux droits d’auteur annoncé en mai, ils jugent YouTube encore trop laxiste.

La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), qui a signé un accord de licence avec YouTube (elle autorise l’entreprise et ses créateurs à utiliser ses chansons, contre rémunération), reproche notamment à la plate-forme de distinguer les musiques originales des reprises.

« Ils distinguent ce qu’ils appellent les contenus musicaux et non musicaux. Ils rangent dans la seconde catégorie les reprises. Cela ne signifie pas qu’on ne perçoit pas de droits d’auteur dessus, mais on en perçoit beaucoup moins », explique David El Sayegh, le secrétaire général de la Sacem, avant d’ajouter : « C’est un processus assez complexe, et surtout, d’une totale opacité. Disons que ça dépend du bon vouloir de YouTube. »

« Dix fois plus » d’argent sur Spotify

De manière générale, la Sacem estime que YouTube ne reverse pas suffisamment d’argent aux auteurs — ce qui est aussi lié au modèle financier de YouTube, basé sur la publicité, moins rémunératrice que l’abonnement :

« Une musique vue un million de fois sur YouTube rapporte entre 80 et 100 euros à un auteur. Sur Spotify, c’est dix fois plus. »

Ce même discours est tenu par d’autres représentants d’auteurs. La Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (Cisac), dans son rapport annuel publié en 2018, parlait des « sommes ridicules » que lui versait YouTube. En 2017, le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) expliquait, lui, que YouTube, « malgré ses milliards d’écoutes », ne représentait « que 2,7 % des revenus du streaming ».

« Ce n’est pas acceptable que des services comme YouTube n’aient rien ou très peu à payer aux créateurs, dont ils réutilisent et monétisent le travail pour créer leur propre business », accuse le directeur général de la Cisac, Gadi Oron.

YouTube, de son côté, se félicite d’avoir, entre 2007 et 2016, reversé 2 milliards de dollars aux ayants droit, notamment grâce à Content ID. Plus de neuf mille partenaires (diffuseurs, labels, studios de cinéma) utilisent, selon Google, cet outil pour gérer leurs contenus. Car s’ils s’en plaignent, les vidéastes comme les représentants des auteurs n’ont finalement guère le choix. La plate-forme de partage de vidéos n’a, pour le moment, pas de concurrent à sa taille et tous reconnaissent, parfois à demi-mot, avoir « besoin de YouTube », avec ou sans un système automatique qui satisfasse tout le monde.