Quand les commerçants dioula faisaient rayonner l’Afrique de l’Ouest
Quand les commerçants dioula faisaient rayonner l’Afrique de l’Ouest
Par Chikouna Cissé
La longue histoire du monde mandingue a influencé les pratiques économiques, les transferts culturels et les circulations humaines en Afrique contemporaine.
Un jeune homme porte un tee-shirt à l’effigie du président ivoirien Alassane Ouattara, durant un congrès du parti du RDR, le 5 mai 2018 à Abidjan. / Sia Kambou / AFP
Comment comprendre les tensions politiques qui agitent la Côte d’Ivoire contemporaine en ignorant les profondes mutations propres à son histoire longue ? Trop souvent, les analystes résument ces dernières à l’ascension et au parcours de l’ambitieux Alassane Ouattara, l’actuel président qui vient de dissoudre le gouvernement.
Alassane Ouattara appartient au groupe social malinké (aussi appelé mandingue), originaire du Mandé, espace compris aujourd’hui entre le Mali et la Guinée. C’est de cette communauté que sont issus les Dioula, une importante classe commerçante. Cette communauté aurait tout particulièrement bouleversé les équilibres traditionnels de la société ivoirienne depuis ces dernières décennies, en brisant les cadres sociaux et politiques dans lesquels elle évoluait.
Une expansion autour de l’or
Mais l’émancipation des Dioula est-elle si récente ? Cette dernière a en effet influencé les pratiques économiques, les transferts culturels et les circulations humaines en Afrique de l’Ouest contemporaine. Dans un article publié en 1982, Yves Person, spécialiste reconnu de la civilisation mandingue, faisait d’ailleurs remarquer que l’Afrique ne pourrait se comprendre sans prendre en compte la longue histoire du monde mandingue.
Le phénomène commercial dioula, né au plus tard au XVe siècle, est aujourd’hui encore un agent culturel dont la migration a une projection planétaire. On doit à Fernand Braudel la notion d’économie-monde entendue comme « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique ».
Ce postulat théorique laisse entendre que l’Europe est loin d’être l’unique centre de gravité du commerce mondial au XVIe siècle, ce qui suggère l’existence de divers réseaux commerciaux et culturels à travers la planète.
La célèbre métaphore de l’historien portugais Vittorino Maghalaes Godinho, « la victoire de la caravelle sur la caravane » pour caractériser la suprématie du commerce portugais en Afrique dès le XVe siècle, ne rend que partiellement compte de l’insertion du continent noir dans les circuits commerciaux globalisés. C’est à l’époque médiévale, bien avant la geste portugaise, que les échanges économiques à longue distance se sont imposés en Afrique. Ils étaient animés par les réseaux marchands jaxanké sur l’axe de la Gambie, haoussa entre Tchad et Niger et dioula dans la boucle du Niger.
Le Soudan occidental (VIIIᵉ-XVIᵉ siècle), issu de « Les Territoires du médiéviste », de Benoît Cursente et Mireille Mousnier (Presses universitaires de Rennes, 2005). / Brahim Diop/OpenEdition, CC BY-NC-ND
L’ouverture de la mer commença lorsque l’expansion mandingue relia le Soudan nigérien à la côte Atlantique, depuis la Sénégambie jusqu’à la côte de l’or. A Elmina sur les côtes de l’actuel Ghana, les Dioula apportaient au XVe siècle des marchandises en provenance de la boucle du Niger. Partis de Djenné et de Tombouctou, ces commerçants musulmans allaient jusqu’à Begho chercher l’or qui était destiné au trafic avec l’Afrique du Nord et l’Europe. Cet or soudanais allait se trouver au cœur des bouleversements économiques qui redistribueraient les cartes en Europe, au XVe siècle.
Durant les premières décades de ce siècle, l’or du Soudan commence à ne plus parvenir, du moins en quantité aussi considérable, jusqu’aux villes d’Afrique du Nord qui font office de relais entre les mines du Soudan et l’Europe, via la Méditerranée. Comme l’explique Fernand Braudel, c’est la capture des trafics sahariens par les Portugais dès 1482 qui prive brusquement l’Europe d’une part importante de son ravitaillement en or. A cette époque, les Portugais se présentent sur la côte de la « Mine » avec des tissus, des hambels (les grosses et rustiques couvertures de l’Alentejo), des bassins de cuivre fournis par le commerce anversois et, denrées plus précieuses encore, des chevaux et du blé marocains.
Autour de la triade islam-commerce-migration
Ils se procurent en échange des esclaves noirs et de la poudre d’or. Les Portugais détournent à leur profit une grosse part, sinon la totalité, du métal précieux produit par les orpailleurs soudanais. Ils y réussissent en poussant leurs propres marchands, agents politiques, aventuriers, découvreurs de routes et initiateurs de trafics, à travers les Etats et les tribus indigènes, entre le golfe et le bassin du Niger.
Il s’agit, pour Fernand Braudel, d’un événement capital, de portée mondiale. Le rôle des Portugais est immense : voilà l’or soudanais dérouté vers l’Atlantique. Voilà également comment l’Afrique, par le biais de ses réseaux marchands, celui des Dioula en particulier, s’est positionnée comme un acteur majeur du commerce international au XVe siècle. A cet égard, ces réseaux constituèrent un rameau actif des réseaux de l’ancien monde qui contribuèrent à intégrer et relier les sociétés locales à l’ensemble du système spatial transcontinental.
Cette pure rationalité économique cadre imparfaitement avec la labilité de l’identité dioula, irréductible à la seule dimension d’Homo economicus, qui a longtemps structuré les études sur leur diaspora marchande. Je partage sur ce point l’analyse d’Yves Person et de Richard Roberts qui contestent l’approche trop purement économique du commerce de l’ancienne Afrique, notamment à l’œuvre dans le désormais classique Economic History of West Africa de l’historien britannique Gérald Hopkins.
En effet, les marqueurs identitaires dioula, stables sur une longue durée, sont construits autour de la triade islam-commerce-migration. Ils renvoient aux phénomènes d’hybridation qui caractérisent les situations de contact, donc de transferts de culture. Connecteurs d’espaces économiques, mais également passeurs de civilisations, les Dioula sont connus pour leur rôle dans l’islamisation de franges importantes des sociétés d’accueil, au gré de leurs longues pérégrinations en Afrique de l’Ouest.
La musique mandingue (dont la kora est l’instrument de base), les fêtes religieuses musulmanes (ramadan, tabaski, etc.), le style vestimentaire incarné par le port du boubou traditionnel, ont contribué à asseoir une identité culturelle qui se diffuse encore aujourd’hui grâce à l’existence de communautés diasporiques en Afrique de l’Ouest et ailleurs dans le reste du monde.
Ce champ historique transnational défini par les commerçants dioula se révéla décisif au moment des luttes africaines pour l’indépendance entre les années 1940 et 1960. Le Rassemblement démocratique africain (RDA créé en 1946) s’appuya par exemple sur les réseaux économiques et sociaux transfrontaliers dioula dans sa lutte contre l’ordre colonial français. Ce tournant est d’autant plus visible en Côte d’Ivoire, aux lendemains du décès de Félix Houphouët-Boigny en 1993.
La reconversion d’une frange importante de Dioula en entrepreneurs politiques devient l’une des tendances majeures des mutations à l’œuvre dans le monde malinké de la Côte d’Ivoire postcoloniale. Si certaines oppositions violentes à l’expansion dioula se sont manifestées chez certains peuples du sud de la Côte d’Ivoire, en raison de leurs accointances avec l’ordre colonial français, il reste que la distribution spatiale des communautés, essentielle dans l’issue des joutes politiques ivoiriennes à fort relent d’ethnicisme, reste sustentée par le maillage territorial à l’œuvre de longue date chez les Dioula de Côte d’Ivoire, un maillage toujours aussi puissant aujourd’hui.
Chikouna Cissé est maître de conférence, histoire de l’Afrique, Université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan, Fellows 2012, IEA de Nantes, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA).
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.