« A Oxford et Cambridge, démesure et excentricité marquent les bals de fin d’année »
« A Oxford et Cambridge, démesure et excentricité marquent les bals de fin d’année »
Noé Michalon et Pierre-Yves Anglès, qui achèvent leurs études dans ces prestigieuses universités britanniques, racontent l’effervescence et le faste de ces bals mythiques.
Bal de fin d’année au Green Templeton College , à Oxford / Oliver Robinson
Chronique britannique. Diplômés de Sciences Po, Noé Michalon et Pierre-Yves Anglès ont étudié dans les universités d’Oxford et de Cambridge ces derniers mois, le premier dans un master en études africaines et le second dans le cadre d’un séjour de recherche en master de littérature.
A Oxford comme à Cambridge, l’année s’est terminée sous un vaste soleil – événement suffisamment rare pour être salué. Les pelouses ont été prises d’assaut pour jouer au croquet ou pique-niquer. Les punts – ces barques à fond plat emblématiques d’« Oxbridge » [mot-valise désignant à la fois les universités de Cambridge et d’Oxford] – ont sillonné les rivières Cherwell et Cam des deux villes. Des étudiants de toutes les nationalités se sont agglutinés devant les écrans géants des pubs pour suivre la Coupe du monde – les règles du football moderne ont d’ailleurs été formalisées en 1863 dans l’un des parcs de Cambridge.
Mais l’événement de fin d’année le plus emblématique d’Oxbridge reste la saison des bals et des garden-parties, resserrée sur la fameuse May Week d’une dizaine de jours à Cambridge et un peu plus étalée tout au long du printemps dans la plus fêtarde ville d’Oxford. Ces événements prestigieux sont extrêmement prisés, et largement cathartiques après le stress des examens, permettant de souder étudiants, professeurs, membres d’un département ou chercheurs d’une même discipline.
Le feu d’artifice du collège St. Johns est le plus prestigieux de Cambridge. / PIERRE-YVES ANGLÈS / Campus / « LE MONDE »
Le fric, c’est chic
Pour être présents, nous avions pris nos dispositions dès janvier. Les places se vendent comme des petits scones, malgré les tarifs pas franchement abordables de ces sauteries à l’ambiance Great Gatsby. C’est même à l’aune de la démesure d’un bal qu’on jauge le prestige du college organisateur. Comptez ainsi 300 livres sterling (340 euros) pour le bal de Christchurch, à Oxford ; le lieu qui aurait inspiré Poudlard dans la saga « Harry Potter », tandis que le modeste Kellogg College de Noé en demande 65 livres.
Une parade existe néanmoins : « De nombreux bals offrent des billets gratuits contre quelques heures de bénévolat », explique Claire Poullias, doctorante française en neurosciences, incollable sur les mondanités printanières d’Oxford. Les récits d’intrusion, plus ou moins discrète, dans des bals abondent : par la fenêtre, voire par la nage pour les colleges en bord de rivière. Mais difficile de faire illusion très longtemps dans un bal quand on arrive grelottant, le smoking trempé…
Certains s’indignent sur des forums en ligne de ces prix « scandaleusement chers et socialement discriminants ». Tout un marché d’échange et de revente de places fait également fureur sur Facebook. S’y ajoute un juteux business lié au dress code très strict de certains colleges : les hommes devront louer des ensembles white tie (« cravate blanche ») avec queue-de-pie – ce qui coûte une centaine d’euros supplémentaires. Le plus abordable black tie (« cravate noire ») l’emporte quand même le plus souvent – costumes sombres avec nœud papillon et robes de soirée.
Gondoles, autos tamponneuses et magiciens
La démesure déployée lors de ces événements exceptionnels semblent légitimer une hausse des prix… menant vers toujours plus d’extravagances. Des artistes de renommée mondiale, comme Calvin Harris ou le groupe de rock The Hoosiers, s’y sont produits. Les colleges, si granitiques qu’ils soient, sont habilement décorés pour coller aux thèmes choisis : forêt, jardin d’Eden et autres bizarreries. On y trouve de nombreuses scènes, des stands photo, manucure et attractions en tout genre – gondoles, autos tamponneuses, magiciens et jeu de laser.
Cette année, la tendance semblait aussi aux paillettes et aux silent discos : des centaines de personnes casquées dansant frénétiquement dans les halls médiévaux ou victoriens silencieux, chacun choisissant la fréquence musicale du DJ qui lui convient.
Les colleges les plus riches s’offrent également des feux d’artifice somptueux. A Cambridge, on prétend d’ailleurs que St. John’s College garde l’équivalent de plusieurs dizaines de milliers de livres sterling de feux d’artifice en stock au cas où Trinity, le college rival, tenterait de leur voler la vedette. Les budgets d’un bal de « grands colleges » avoisine 500 000 livres (565 600 euros), loin des « modestes » 33 000 livres du Kellogg College d’Oxford.
Organiser la rareté et stimuler la demande
Si la nourriture est illimitée dans ces bals, la boisson cristallise toutes les passions. De nombreux bars proposent bières, cocktails et gin tonic. La rupture de stock en Prosecco arrive généralement vers 1 heure du matin.
En 1993, on raconte aussi qu’il y a eu une petite insurrection lorsque des étudiants du bal de Christ Church, à Oxford, se sont aperçus que les 130 livres dépensées ne leur donnaient pas droit à un open bar de mousseux. L’Angleterre rencontrait alors des difficultés économiques et plusieurs bals avaient dû être annulés faute de clientèle, faisant dire à un responsable étudiant que « de plus en plus d’étudiants préfèrent dépenser 20 livres en bières que 80 en champagne ». En 2013, le Guardian relatait un bal calamiteux où quelques-uns des convives affamés avaient mis le feu à leur tenue de soirée en patienter près des grils…
Mais l’organisation est habituellement millimétrée : Vicki Hodgson, présidente du May Bal du college d’Homerton, à Cambridge, explique que son « comité d’étudiants consacre environ quinze heures par semaine à l’organisation d’un événement pour 1 500 invités ». Robin Ankele, vice-président de la common room (le bureau des élèves local) du Kellogg College d’Oxford, explique avoir commencé à y travailler dès février, ce qu’il juge assez tardif : il faut séduire les étudiants avant les autres bals, en donnant un avant-goût de l’événement avec des sites Internet éphémères au design épuré.
Certains bals n’ont d’ailleurs lieu que tous les deux ou trois ans, pour limiter les frais, organiser la rareté et stimuler la demande. Ils témoignent néanmoins d’une caractéristique d’Oxbridge : la multitude et l’ampleur des événements organisés et gérés par les étudiants. Pièces de théâtre, défilés de mode, expositions, édition de revues, concerts… dans ces petites villes, la vie sociale et culturelle est largement à l’initiative des étudiants qui se forment aussi à travers ces initiatives.
Une bouffée d’euphorie et d’inventivité
Le bal du King’s College, à Cambridge, King’s Affair, a tout d’un festival multivitaminé. / PIERRE-YVES ANGLÈS / Campus / « LE MONDE »
A ces événements s’ajoutent de nombreuses garden-parties très détendues, plus familiales et souvent informelles, où le Pimm’s – cet énigmatique alcool fruité – coule à flots. Et à Cambridge, le King’s College, qui se revendique d’extrême gauche, préfère organiser un « festival » plutôt que s’astreindre au formalisme de May Week. Un thème parfois ésotérique – « musique des sphères » cette année – régit l’ensemble et les étudiants rivalisent de créativité dans des costumes fantasques, volontiers queer, voire minimalistes. Il paraît que la MDMA [une amphétamine] circule largement dans ces soirées. La King’s Affair s’avère en tout cas une bouffée d’euphorie et d’inventivité.
Ces bals d’Oxbridge sont souvent mémorables. Ils raffermissent l’esprit d’appartenance à ces universités et contribuent au mythe qui les entoure. Nous relativisons d’autant mieux le prix de certaines soirées que nous aurions sûrement payé davantage si nous avions consommé ailleurs tant de nourriture, de boissons et d’activités en l’espace de dix heures.
A 5 heures du matin, nous avons fait « la photo des survivants » et gagné notre petit déjeuner. Le jour était déjà bien levé sur l’Angleterre, et nous mesurions notre chance, pas seulement pour le café gratuit, mais aussi d’avoir expérimenté cette excentricité britannique inimitable.