Gordon Mitchell dans « La Colère d’Achille », de Mario Girolami (1962). Dans l’Antiquité grecque, le courage est « celui que les dieux d’Homère insufflent à Achille (…), un courage dont on n’est pas responsable », explique Gaëlle Jeanmart. / RONALD GRANT ARCHIVE/THE RONALD

Spécialisée en histoire de la philosophie antique et médiévale, maîtresse de conférences à l’université de Liège, Gaëlle Jeanmart est l’auteure d’une Généalogie de la docilité dans l’Antiquité et le Haut Moyen Age (Vrin, 2007) et, avec Thomas Berns et Laurence Blésin, de Du courage. Une histoire philosophique (Belles Lettres, 2010).

Pas un jour ne passe sans que l’on nous souhaite du courage pour accomplir les tâches les plus quotidiennes, celles qui nous incombent en tant que parent, travailleur, citoyen… De quel courage parle-t-on ?

Il y a plusieurs sens au mot « courage ». Le mot grec andreia, dérivé de aner, « homme » (ou ­virtus, en latin, dérivé de vir), se rapporte à la virilité, au monde de la guerre : c’est le courage du guerrier capable d’un geste d’éclat. Dans un premier temps, c’est un courage dont on n’est pas responsable, celui que les dieux d’Homère insufflent à Achille comme une sorte de bise. Avec Platon arrive un mouvement d’intériorisation : le courage est alors la force intérieure qu’il faut au soldat pour garder son poste, malgré les flèches qui pleuvent et le camarade qui tombe sous ses yeux.

Un changement majeur survient ensuite avec les chrétiens, qui correspond à notre usage du mot « courage ». Dorénavant on assume l’espèce de fatigue de l’existence : plus besoin de la guerre pour être courageux, l’existence est une épreuve suffisamment difficile ! Le courage est ce dont on a besoin tous les jours en se levant, comme si nous étions des soldats de l’existence. Son opposé n’est plus la couardise mais la paresse. On est passé du geste d’éclat, apanage des hommes, à l’acte minuscule, à la petite résistance au découragement – accessible aux femmes.

Dans les deux cas, il s’agit de trouver de la force ?

Oui. Mais chez Homère, les ressorts du courage et de la force sont externes, alors que la question qui se pose aux chrétiens est précisément l’inverse : comment fait-on pour être responsable de sa force morale ? On pense alors le courage comme le socle même des trois autres vertus cardinales parce qu’il est la force qui permet d’être prudent, tempérant, juste.

Les chrétiens posent alors la question de comment devenir courageux. Ils développent une tradition d’exercices spirituels qui rappellent les méditations à la mode aujourd’hui, mais qui s’appuient sur la grille des vertus. Chacun examine les actes et les pensées de la journée, dans une sorte de dédoublement permanent, en cherchant à savoir s’il a cédé au découragement, par exemple. Le renversement, c’est que, alors que les stoïciens, dans des exercices très proches, se demandaient positivement comment ils allaient devenir meilleurs, les chrétiens se demandent par où ils ont péché. Le chrétien ausculte en permanence la pointe de paresse en lui. On peut, du même coup, se demander si la fabrique de soi comme être courageux est enviable et regretter le retour d’une injonction au courage !

Cela change l’idée qu’on se fait du courage comme héroïsme. Ce n’est plus ce qui conduit à l’acte exceptionnel ?

La virtus, le courage des Romains, c’est l’immortalité conquise par le geste qui reste dans les mémoires. Chez les chrétiens, le courage devient une bataille intérieure, qui ne doit pas être perçue : je lutte contre tous les vices et je suis condamné à lutter perpétuellement parce que je ne serai jamais parfait. On perd le lien grec entre vertu, visibilité et virilité. C’est peut-être à la condition de devenir ainsi banal et invisible que le courage a pu devenir aussi une qualité féminine. On rejoint des combats féministes actuels pour faire reconnaître l’importance du care [l’ensemble des activités suscitées par l’empathie, la prévenance, la sollicitude] : ces éthiques du soin, du souci de l’autre, sont des éthiques de l’invisibilité. Mais en vous parlant, je me fais la réflexion que nous vivons plutôt un retour du super-héros et à nouveau le règne de l’éclat et de la visibilité. Il y a toujours cette tension entre le courage éclatant du ­super-héros et le courage qu’on pourrait dévaloriser, d’une nature plus besogneuse, qui définit un rapport à l’existence sous la forme du labeur, de l’effort, du consentement à se lever le matin.

Justement, le courage est-ce rompre ou persévérer ? Parce qu’il peut y avoir des appels à être courageux qui sont des incitations à la résignation…

C’est une question très légitime. D’une certaine façon, le courage est à la mode, c’est la seule des quatre vertus cardinales (avec la prudence, la tempérance et la justice) qui nous intéresse encore. « Soyons tempérants ! » : est-ce qu’on se le dirait tous les matins ? Certainement pas. Mais alors, que cherche-t-on à entretenir ou à valoriser avec l’injonction au courage ? Si l’idée est qu’on doit se lancer sans faillir dans une lutte pénible pour subir l’existence, c’est en effet une vertu de résignation bien arrangeante. Je questionnerais cela d’autant plus que, quand on dit « sois courageux », il y a une sorte de paradoxe potentiel : est-ce que ça m’aide vraiment qu’on m’exhorte ? Ou est-ce que ça me renvoie seulement à mon impuissance à l’être sur commande ?

On peut alors se demander ce qui détermine le courage…

En effet. Quelles sont les conditions du courage ? Qu’est-ce qui nous rend courageux ? En Chine, si j’en crois un exemple donné par le philosophe François Jullien, c’est la première question qu’on se pose : dans quelle situation mettre les gens pour qu’ils fassent montre de courage ? On n’attend pas des soldats qu’ils soient courageux par le fruit d’une vertu intérieure personnelle. Le bon stratège pense plutôt une situation dans laquelle les soldats vont être acculés. D’ailleurs, lorsqu’on se demande quand on a été courageux, on trouve des moteurs de ce type-là. Si la situation est tout à fait désespérée, on ne peut pas ne pas l’être. Le courage arrive sans nous, malgré nous : « Je n’ai pas réfléchi. »

A vous entendre, l’acte de courage ne serait pas forcément une décision prise en pleine connaissance de cause ?

Entre le portrait chinois et le héros occidental, la différence est celle de la considération sur la liberté comme source de l’éthique. On peut considérer qu’il n’y a pas d’éthique sans le présupposé d’une capacité à se construire soi-même, selon tel ou tel modèle ou en incarnant telle vertu, principe, souci. Mais d’un point de vue déterministe, l’acte moral est conçu comme étant le fruit d’un ensemble de conditions comme le contexte, la façon dont sa personnalité s’est construite, etc. Les philosophies matérialistes ont contesté l’idée de libre arbitre et de responsabilité individuelle. Sommes-nous bien responsables du courage dont nous sommes capables ?

Outre les affects comme le désespoir, quelles seraient les autres conditions du courage ?

Je pencherais pour ce qui a été suggéré par le philosophe américain John Dewey : on est courageux quand on ne représente pas que soi-même mais une idée qui nous dépasse et pour laquelle on est prêt à se sacrifier. C’est d’autant plus facile si on appartient à un groupe qui défend cette idée. Réfléchissons au courage des terroristes auxquels nous sommes confrontés en Europe : plus le groupe auquel ils appartiennent est stigmatisé, plus ce ressort du courage est potentiellement puissant. Nous sommes probablement gênés de qualifier de courageux de tels actes, comme si par là nous les encouragions. Il s’agit seulement, ici, de penser les moteurs de l’acte courageux dans sa dimension de force et de sacrifice, pas d’en juger le bien-fondé.

Voulez-vous dire que le courage n’est pas toujours une vertu ?

En rappelant ces actes terroristes, on pourrait en effet se demander dans quelles conditions le courage est une vertu. Et, dans l’autre dimension du courage, la plus quotidienne, la plus banale, avoir le courage d’assumer le programme de la journée, est-ce si intéressant que cela ? D’un point de vue autant éthique que politique, il vaudrait peut-être mieux résister !

La semaine prochaine : Frédéric Gros, philosophe.