Des routes de l’exil aux champs de fraises, itinéraire d’un Camerounais entêté
Des routes de l’exil aux champs de fraises, itinéraire d’un Camerounais entêté
Par Josiane Kouagheu (Koutaba et Foumbot, Cameroun)
Après deux tentatives ratées d’émigration en Europe, Rahamane Bidima est rentré dans son village natal où il a monté une florissante exploitation agricole.
Foumbot, le 8 juillet 2018. Rahamane Bidima dans l’un des champs de son exploitation agricole sur son « vélo agro », un outil maraîcher qu’il a conçu avec un ami ferrailleur pour cultiver sans se casser le dos. / Josiane Kouagheu
Son visage s’éclaire lorsqu’il découvre une fraise mûre. Délicatement, il la cueille et la hume. Rahamane Bidima circule ensuite entre les rangées de son petit champ de vingt mètres carrés de fruits rouges, bordé par un marécage. Par moments, il s’arrête et les contemple.
Depuis deux ans environ, ce jeune homme de 36 ans expérimente la culture des fraises à Foumbot, un village situé dans la région Ouest du Cameroun dont il est originaire.
« Généralement, on ne voit les images de ce fruit qu’à la télé ou dans les grands supermarchés du Cameroun. Là, nous sommes en Afrique ! », tient-t-il à préciser fièrement, les pieds chaussés de bottes en caoutchouc jaunes enfoncés dans la terre boueuse. Rien ne prédestinait Rahamane à la culture maraîchère. De retour au pays en 2009, après presque trois ans d’errances sur le continent, Rahamane fait partie de ces milliers de Camerounais qui ont un jour tenté leur chance pour rallier l’Europe. Pour « sortir sa famille de la pauvreté », se souvient-il alors que ses fraises rougissent sous le soleil de juillet.
« Déversé dans le désert »
C’est en 2007 que le jeune homme âgé de 25 ans, devenu taximan trois ans plus tôt à Yaoundé, décide de tout plaquer : il vend sa voiture, vide son compte en banque et prend « la route de l’aventure » avec 500 000 francs CFA (912 euros) en poche, bien décidé à réussir « par tous les moyens ». Il traverse, à bord de voitures « pleines à craquer », le Tchad, le Niger, « souffre de chaleur extrême en plein désert » en Algérie et arrive au Maroc. Après six semaines de voyage, il parvient avec « la joie au cœur » à Melilla, enclave espagnole sur le territoire marocain. « Là-bas, j’étais déjà un peu en Europe, se souvient-il, nostalgique, en caressant sa barbe de plusieurs jours. Malheureusement, on nous a arrêtés. J’ai été déversé dans le désert, comme un vulgaire paquet. »
Sans un sou pour rentrer au Cameroun, Rahamane multiplie les petits boulots sur son chemin de retour : vaisselle dans les restaurants de Lomé au Togo, porteur de marchandises sur les marchés de Cotonou au Bénin… Après un an de « travail pénible très mal payé », il revient « honteux » au Cameroun avec l’idée fixe de retenter l’aventure.
« Durant mon périple, ma mère m’envoyait régulièrement de l’argent pour que je puisse payer les multiples passeurs. Elle avait contracté une dette de 700 000 francs CFA [1 060 euros]. Il me fallait tout faire pour la rembourser. Je voulais essayer à nouveau car je pensais que j’avais alors plus de chances de réussir », relate-t-il. Le jeune homme se rend à Douala, la capitale économique, avec pour ambition de retenter sa chance à bord d’un bateau. Il travaille comme marin pêcheur, charge des barques au port autonome, parvient à épargner 150 000 francs CFA (228 euros). Une somme qui lui permet de négocier avec des passeurs une place sur un navire en partance pour l’Italie. Avec deux compagnons, ils se cachent dans la cale du bateau en 2009.
Coupable d’avoir échoué
Après quelques jours de voyage, ils sont découverts au cours d’un contrôle surprise en mer. Rapatriés au Cameroun, ils sont placés en garde à vue pendant près d’une semaine. « On était sur le point de nous déferrer à la terrible prison centrale de New Bell, à Douala, lorsque le hasard a voulu que je découvre que le commissaire était un ancien camarade de classe de ma mère. Ce hasard m’a sauvé », souffle-t-il.
« Ruiné », « perdu », se sentant terriblement coupable d’avoir échoué, Rahamane Bidima pense alors au suicide. Mais sa mère saura l’en dissuader et le persuader de rentrer dans son village natal de Foumbot « pour recommencer à zéro ». Il y revient en 2011.
Pendant trois ans, il charge des tonnes de sacs de vivres dans des camions en partance pour le Gabon, voit du pays, traverse des villages. C’est à force de discussions avec les agriculteurs qu’il rencontre au gré de ses voyages que germe l’idée de se lancer. En 2013, il saute le pas et loue vingt mètres carrés de terre où il plante du haricot. Malgré des débuts laborieux et de nombreux échecs, Rahamane s’entête, finit par s’aguerrir aux techniques agricoles en écumant Internet, et étend son exploitation à Koutaba.
Foumbot, le 8 juillet 2018. Le « vélo agro » imaginé par Rahamane Bidima pour sarcler, sillonner et cultiver sans se casser le dos. / Josiane Kouagheu
Cinq ans plus tard, il y cultive pastèques, arachides, choux, patates, condiments verts, tomates et fruits rouges sur quatre hectares. Il s’est aussi découvert bricoleur et, aidé d’un ferrailleur, a concu un « vélo agro qui remplace la houe et la machette » pour « faciliter son travail champêtre » : un cadre de bicyclette à une roue sur lequel il monte, selon ses besoins, les outils qui lui permettent de sarcler, de biner, de sillonner, « sans se courber ». Un an et demi après son invention, il a vendu une trentaine de « vélos agro » à raison de 60 000 francs CFA pièce à d’autres agriculteurs camerounais.
Revenu de son rêve d’Europe, Rahamane partage désormais ses succès sur Facebook. « A travers mes travaux, beaucoup de jeunes qui étaient au chômage se sont lancés dans l’agriculture et ne pensent plus à prendre la route de l’aventure, se réjouit-il. Ils m’appellent ou m’écrivent pour solliciter mon expertise et mes conseils. »
Foumbot, le 8 juillet 2018. Rahamane Bidima est particulièrement fier de ses fraises, « un petit bout d’Europe dans mes champs », sourit-il. / Josiane Kouagheu
Son chiffre d’affaires dépasse désormais le million de francs CFA et il emploie une dizaine de personnes. Il a épongé toutes ses dettes et a remboursé sa mère. S’il ambitionne d’étendre sa surface de culture et de se diversifier encore, Rahamane garde une tendresse particulière pour les fraises dont il récolte cent kilos par saison : « Je n’ai jamais pu arriver chez les Blancs comme j’en rêvais, mais aujourd’hui, avec mes fraises, je cultive un petit bout d’Europe dans mes champs. »