Descente dans les Alpes lors du Tour 2017. / LIONEL BONAVENTURE / AFP

10E ÉTAPE : ANNECY - LE GRAND-BORNAND, 158 KM

Peut-être est-ce encore un peu tôt. Peut-être un jour de repos supplémentaire n’aurait-il pas été du luxe, pour permettre aux coureurs de finir de se remettre des pavés du Nord, et aux amateurs de sport du pays de digérer l’euphorie de Moscou. Vingt-quatre heures sans vélo ni football n’auront sans doute suffi ni aux uns, ni aux autres.

Les émotions sportives ne s’opposent pas, elles peuvent s’additionner, mais à côté d’une victoire en Coupe du monde, le pauvre Tour 2018 aura du mal à se faire une place dans nos mémoires. Il lui faudra au moins, pour y rester durablement, un sacre de Romain Bardet au bout d’un scénario façon Fignon/LeMond 1989, ou une affaire Festina bis. Au passage, nous célébrons ce 17 juillet 2018 le vingtième anniversaire de l’exclusion de Richard Virenque et ses boys lors du Tour 1998 – et on peut vous dire que le discours du coureur aux cheveux peroxydés, le lendemain, n’est pas près de s’effacer, lui.

Après une semaine de cohabitation avec le ballon rond, c’est peut-être enfin le moment de cette Grande Boucle dont il faut bien reconnaître, soyons beaux joueurs, que personne n’en avait rien à cirer jusqu’à présent. « Ça commence quand le Tour ? », a demandé un ami pourtant au fait de l’actualité, mardi dernier, au matin de la 4e étape et de la demi-finale face à la Belgique… Ça commence quand le Tour ? Excellente question. Excellente réponse : ça commence aujourd’hui. Disons plutôt qu’un autre Tour commence ce mardi, et pas seulement parce qu’il va, peu à peu, s’extraire de l’ombre du Mondial.

Warren Barguil, ici en 2017, peut viser un second maillot à pois d’affilée. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

Un autre Tour commence car il va changer de dimension, et intégrer la dimension verticale. Les grimpeurs vont enfin pouvoir s’amuser, après s’être vus infliger les pires outrages depuis une semaine, entre le chrono par équipes, les bordures dans les plaines venteuses, et les pavés plus infernaux pour les poids-plume que pour les autres.

Le peloton va enfin se mettre en danseuse, et la course gagner les sommets. Quels ont-ils été jusqu’à maintenant ? D’un point de vue topographique, la côte de Roc’h Trévézel (340 m, 6e étape). Sur la plan dramatique, la chute de Froome acclamée par la foule en Vendée (1ère étape). Sur le plan purement sportif, le sommet de ce Tour est évidemment la frappe du gauche de Paul Pogba qui porte le score à 3-1 face aux Croates.

Le cyclisme ne doit pas devenir de la F1

Dix ascensions gigantesques – 1ère catégorie ou hors catégorie – ponctuent le triptyque alpestre qui s’ouvre ce mardi, et succède à neuf étapes pour rien ou presque, même si Richie Porte et Romain Bardet n’auront sans doute pas la même définition que nous du « rien ». Le premier est éliminé du Tour, clavicule fracturée. Le second compte déjà un certain retard au général – 1’49’’ sur Thomas, probable Maillot jaune ce soir, 50’’ sur Froome – et deux équipiers sur le flanc (Vuillermoz et Domont). Les trois jours qui viennent vont répondre à deux questions : Bardet peut-il refaire son retard ? Les deux leaders de la Sky vont-ils jouer en équipe ou chacun pour soi ?

Après vous avoir survendu les bosses de Bretagne et les pavés du Nord qui ont plus chamboulé les organismes que le classement général, nous n’allons pas recommencer avec la haute montagne. Le parcours à travers les Alpes est magnifique et exigeant – en vrac : la montée du plateau des Glières (aujourd’hui), le col du Pré (demain) et l’Alpe d’Huez (après-demain). Mais le parcours a déjà été magnifique et exigeant jusqu’à présent, et les différences ne se sont faites que sur des crashs ou des ennuis mécaniques, comme si le cyclisme était devenu de la vulgaire Formule 1. « Le parcours est propice à des courses débridées mais on voit que les coureurs ont du mal à se livrer, a expliqué Romain Bardet hier. Tous espèrent plus la défaillance de l’autre que faire basculer la course pour soi-même. Je ne pense pas qu’il y ait des grandes manœuvres avant les Pyrénées. »

Tour de France 2017. / JEFF PACHOUD / AFP

« Il ne faut plus s’attendre à de gros écarts en montagne, ce n’est plus là que les grands leaders arrivent à faire la différence », prévient Thierry Gouvenou, traceur du Tour, dans une interview au Gruppetto que l’on cite quand même pour la 3e fois depuis le départ. « Tout le monde appréhende un peu, les écarts risquent d’être à coups de secondes sur les premières étapes [de montagne] », poursuit Bardet, qui en a encore perdu sept dimanches après avoir crevé trois fois sur les chemins pavés de Roubaix, et devrait donc, en toute logique, crever à nouveau sur le sentier caillouteux du plateau des Glières emprunté ce mardi (cf. vidéo ci-dessous).

A quel moment la prudence, diffusée directement dans le cerveau des coureurs via l’oreillette par leurs directeurs sportifs, s’effacera-t-elle devant l’instinct ? « C’est souvent en troisième semaine que les grandes différences se font », dit Bardet. La première a montré un peloton rationnel, soucieux de se préserver, et de ne surtout pas tenter quoi que ce soit. On croit connaître la raison : pourquoi prendre le risque d’une échappée légendaire qui aurait été de toute façon éclipsée par un but de Samuel Umtiti ? Messieurs les coureurs, désormais, la France vous regarde – disons qu’elle vous regarde un peu plus –, alors faites-vous plaisir. Que le Tour commence !

Départ à 13 h 15. Arrivée vers 18 heures.

À PART ÇA. Certains osent prétendre que l’étape de Roubaix, dimanche, fut décevante. C’est faux, rien que pour les images qui suivent, elle valait le coup.

Les photos extraordinaires des chutes de Chris Froome, Rafal Majka et Oliver Naesen.

Les tronches boueuses à l’arrivée.

John Degenkolb, vainqueur de l’étape. / ASO / Alex BROADWAY

La fesse droite de Michael Valgren.

Michael Valgren. / ASO

Et cerise sur le gâteau, l’emplafonnage du Colombien Egan Bernal.

Le Tour du comptoir : Arras

Chaque matin du Tour, En danseuse vous envoie une carte postale du comptoir d’un établissement de la ville-départ de la veille.

Où l’on apprend que la vraie vie se trouve dans le Cantal.

Pouvait-il vraiment en être autrement ? Pardon pour le cliché, ce n’est pas volontaire : le seul comptoir disponible à proximité de la majestueuse citadelle d’Arras dimanche était celui d’une friterie. La maison Jolivert régale depuis 1986, et écoule tranquillement 100 kilos de frites dans les bons jours, ce qui, vu la taille de la plus petite portion disponible, n’est en fait pas étonnant.

Dans la queue, quatre cyclistes, venus s’offrir une récompense huileuse à leur effort. Jacky, Didier, Jean-François et encore Didier (de gauche à droite) ont roulé deux heures depuis Albert (Somme), à une quarantaine de bornes de là.

Ils ont préféré assister au départ à Arras plutôt qu’à l’arrivée à Amiens, la veille, plus près de chez eux, mais où ils étaient certains de ne rien voir. « Je vais quand même redemander si je peux prendre le départ », blague Jacky, le leader de la bande, qui dévoile sa technique fatale pour devancer ses trois compagnons de pédale lors de leurs sorties : « Je leur dis pas où on va. S’ils sont devant moi dans une longue ligne droite, je leur dit hèpèpèpe, c’est par là, et hop je bifurque au carrefour. »

Jacky se lance alors dans le récit d’une semaine à vélo dans la Cantal, et pique la curiosité de la voisine de devant, qui se retourne. Cette dame dans la quarantaine finissante a vécu douze ans là-bas, à Mauriac, car son mari gendarme y avait été affecté. Un bonheur, dit-elle, qu’ils ont quitté pour revenir dans leur Nord natal. La nostalgie arrive doucement.

Passés quelques généralités sur la splendeur de la région, sa chaleur insupportable en été, sa froideur insupportable en hiver, ses routes propices au vélo et autrement plus coriaces que celles de la Somme, les yeux de la dame sourient et se perdent dans le vague. La nostalgie est arrivée pour de bon. « Les gens ne sont pas stressés là-bas, ils vivent bien avec peu. » Silence. « On a fait l’erreur de notre vie en revenant ici. » Silence. « C’est là-bas qu’est la vraie vie. »

Tout le monde reste un peu en supsens. Sans doute certains se demandent-ils ce qu’est la vraie vie. La patronne du Jolivert interrompt la méditation. « Qu’est-ce que je vous sers ? - Deux grandes frites ! » Pardon, mais ce n’est pas ça, la vraie vie ?