La jeunesse sud-africaine, courtisée par Obama, divisée face à l’héritage de Mandela
La jeunesse sud-africaine, courtisée par Obama, divisée face à l’héritage de Mandela
Par Adrien Barbier (Johannesburg, correspondance)
L’artisan de la fin de l’apartheid est critiqué pour avoir été trop conciliant avec les Blancs, qui détiennent toujours la plupart des richesses du pays.
« Beaucoup de mes amis disent que c’est un vendu, qu’il a été trop conciliant avec les Blancs. » Questionnée sur l’héritage de Nelson Mandela, qui aurait fêté ses 100 ans, mercredi 18 juillet, Hlakaniphile Mngomezulu, 18 ans, va droit au but pour évoquer le débat qui agite la jeunesse sud-africaine.
Dans les travées et les gradins du Wanderer’s Stadium de Johannesburg, où 15 000 personnes sont venues écouter mardi l’ancien président américain Barack Obama délivrer un grand discours d’hommage, les jeunes n’étaient pas en surnombre, dans un public très mixte racialement et plutôt aisé. L’événement, pourtant gratuit, était hautement symbolique : le premier président noir des Etats-Unis célébrait l’œuvre du premier président noir d’Afrique du Sud.
Au terme d’un discours plutôt sombre, mettant en garde contre la dérive autoritaire de la politique internationale, Barack Obama, dont l’héritage politique est depuis 2016 détricoté par son successeur à la Maison Blanche, a conclu son exposé en exhortant la jeunesse à reprendre le flambeau. « Chaque génération à l’opportunité de changer le monde. Mandela disait : “Les jeunes sont capables, lorsqu’ils sont stimulés, de faire tomber les tours de l’oppression et de lever les bannières de la liberté.” C’est le moment de se réveiller », a déclaré l’ancien président.
Promesses non tenues
En Afrique du Sud, cette nouvelle génération, c’est celle des « born free », les « nés libres », qui sont nés dans les années 1990, à la fin du régime de l’apartheid. Une génération aujourd’hui en proie au doute, alors qu’un quart de siècle après la fin du racisme institutionnalisé, beaucoup estiment que les promesses de la démocratisation n’ont pas été tenues, surtout pour la majorité noire.
« Née libre, le suis-je vraiment ? C’est la question que l’on nous pose toujours », poursuit Hlakaniphile, grand sourire et uniforme de lycéenne. « On nous répète tout le temps qu’on est libres, mais nos actions sont limitées, la société nous limite, on est contraints, confinés », explique t-elle.
« Ce qu’on a obtenu, c’est “un homme, une voix” et c’est tout », enchérit Mzwakhe, un développeur web. « Au niveau économique, c’est zéro. » Ces jeunes font référence aux inégalités abyssales qui subsistent entre la majorité noire et la minorité blanche, alors que le salaire mensuel médian est de 10 000 rands (648 euros) pour les Blancs et de 2 800 rands (180 euros) pour les Noirs. D’après la Banque mondiale, cette année, l’Afrique du Sud a remporté le titre de pays le plus inégalitaire au monde.
« La majorité des noirs vit sous le seuil de pauvreté, le système d’éducation est en lambeaux, l’administration est inefficace : les gens sentent que nos dirigeants nous ont roulés et qu’ils n’ont eu que des miettes », explique Deborah Tumbo, une avocate de 27 ans. Les jeunes sont les plus touchés : plus de la moitié des moins de 24 ans sont au chômage.
Vision multiraciale de Mandela
Or les laissés-pour-compte voient désormais Mandela comme l’artisan de cette débâcle. Les critiques portent sur la manière dont la transition a été gérée, au début des années 1990, entre le pouvoir raciste blanc et le premier gouvernement démocratique multiracial. A l’époque, Nelson Mandela a dû s’assurer du soutien de la minorité blanche, piller de fait de l’économie sud-africaine, en leur donnant suffisamment de gages, alors que le pays menaçait de s’enfoncer dans la guerre civile.
Devant le stade Wanderers, à Johannesburg où a été célébré le centenaire de la naissance de Nelson Mandela, le 18 juillet 2018. L’ex-président américan y a prononcé un discours où il a invité la jeunesse sud-africaine à « se réveiller » pour « changer le monde ». / GIANLUIGI GUERCIA / AFP
« La négociation qu’ils ont eue sur l’économie n’a aucun sens. Comment est-il possible qu’une minorité conserve l’économie sans la partager ? », s’indigne Mbali Mthetwa, une étudiante de 28 ans. La communauté blanche, qui représente 8 % de la population, détient toujours 73 % des terres et les principaux leviers économiques. L’épineuse question de la redistribution semble insoluble, alors qu’une petite élite proche de l’ANC, le parti au pouvoir, s’est copieusement enrichie.
Ces critiques rejaillissent sur le nouveau président, Cyril Ramaphosa. Ce proche de « Madiba », qui a participé aux négociations lors de la transition, a accédé au pouvoir en février suite à la démission de Jacob Zuma, poussé dehors par l’ANC, plus d’un an avant la fin officielle de son mandat. Ancien syndicaliste devenu homme d’affaires, pour beaucoup, il est l’héritier direct de Mandela, qui, à l’époque, en avait fait son dauphin. « Je peux voir Madiba sourire de là-haut lorsque je dis “président Ramaphosa” », a illustré Graça Machel, la dernière épouse de l’icône, avant le discours d’Obama.
Cyril Ramaphosa est désormais en pleine campagne pour les élections de mi-2019. Un scrutin décisif pour l’ANC, auquel le parti se présente plus divisé que jamais. Les partisans de Jacob Zuma, dont les deux mandats ont été entachés par une série d’affaires de corruption, s’estiment lésés, alors que le septuagénaire reste adulé par les masses noires défavorisées de son fief du KwaZulu-Natal.
1918-2013 : le sacerdoce de « Madiba »
Naissance de Nelson Mandela, dans le clan Thembu, famille royale de l’ethnie xhosa, dans le village de Mvezo (province du Cap-Oriental).
Nelson Mandela, premier membre de sa famille à fréquenter une école, entre à 19 ans au lycée d’Healdtown, à Fort Beaufort.
Nelson Mandela entre à l’université de Fort Hare, qui est alors l’unique centre d’enseignement supérieur pour les Noirs en Afrique du Sud.
Elu représentant des étudiants, il est exclu de l’université pour sa solidarité avec un boycottage organisé pour protester contre la piètre qualité de la nourriture.
Employé de bureau dans une société d’avocats à Johannesburg, il passe une licence de droit.
Il devient membre du Congrès national africain (ANC), sous l’influence de Walter Sisulu. Il s’inscrit à l’université de Witwatersrand pour préparer son diplôme d’avocat.
Le Parti national remporte les élections et met en place un système fondé sur l’apartheid. Les principales lois seront adoptées cinq ans après.
Il mène la campagne de défiance civile contre l’apartheid. Il prend neuf mois de prison avec sursis après une manifestation, et ouvre un cabinet d’avocats avec Olivier Tambo.
Nelson Mandela est arrêté avec 155 militants pour haute trahison. Il sera acquitté en 1961 après trois ans de procès.
L’ANC crée sa branche armée : Umkhonto we Sizwe (« La Lance de la nation »). Nelson Mandela entre en clandestinité.
Arrestation de Nelson Mandela. Il est condamné à cinq ans de prison pour incitation à la grève et pour avoir quitté le territoire sans autorisation.
Condamnation de Nelson Mandela et de ses coaccusés à la réclusion criminelle à perpétuité pour « sabotage et complot révolutionnaire ». Ils sont envoyés à Robben Island, au large du Cap.
A Soweto, les écoliers protestent contre un décret rendant l’enseignement en afrikaans obligatoire dans les écoles noires. La police ouvre le feu. Des émeutes feront plus de 500 morts.
Mandela est transféré à la prison de haute sécurité de Pollsmoor, au Cap.
Le président Pieter Botha propose à Mandela de le libérer en échange de son retrait politique et d’un appel public à la cessation des violences.
Zindzi, la fille de Nelson Mandela, lit, devant la foule du stade Jabulani de Soweto, un communiqué de son père refusant l’offre de liberté conditionnelle de Pieter Botha.
Pieter W. Botha annonce la suppression des laissez-passer pour les Noirs et déclare que l’apartheid est un concept périmé.
Mandela est transféré à la prison Victor-Verster, où un flot croissant de visiteurs de l’opposition et du gouvernement prépare le terrain aux négociations ANC-gouvernement.
Frederik De Klerk est élu président de la République. Il confirme ses intentions réformistes et sa volonté de supprimer l’apartheid.
Huit dirigeants nationalistes, dont Walter Sisulu, sont libérés après vingt-cinq ans passés en prison.
Légalisation des mouvements nationalistes noirs, libération de certains prisonniers politiques, fin de la censure et suspension des exécutions capitales sont annoncées par De Klerk.
Libération de Nelson Mandela après vingt-sept années de détention. Il est alors âgé de 72 ans.
Devant plus de 100 000 personnes réunies dans le stade de Soweto, Mandela appelle au calme et à la discipline.
Nelson Mandela devient vice-président de l’ANC auprès d’Oliver Tambo.
Frederik De Klerk s’engage à démanteler le régime d’apartheid. Son abolition sera effective le 30 juin.
Dix-neuf partis et organisations participent à la 1re Convention pour une Afrique du Sud démocratique, chargée d’élaborer une nouvelle Constitution. Nelson Mandela, élu président de l’ANC, supervise et dirige les négociations de la transition.
Signature des accords pour une nouvelle assemblée constitutionnelle, une nouvelle Constitution et un gouvernement de transition.
Accord entre le pouvoir et l’ANC pour relancer le dialogue sur la formation d’un gouvernement d’union nationale, suivi le 20 de l’entrée en fonctions de trois ministres non blancs.
Le prix Nobel de la paix est attribué conjointement à Nelson Mandela et Frederik De Klerk pour leur action en faveur de « l’établissement d’une nouvelle Afrique du Sud démocratique ».
Parmi les 22,7 millions d’électeurs, 16 millions de Noirs votent pour la 1re fois. L’ANC obtient 62,65 % des voix et 252 sièges à l’Assemblée.
Nelson Mandela devient le premier président de la République sud-africaine postapartheid.
Début des travaux de la commission Vérité et réconciliation (TRC), créée sur décision de Nelson Mandela et présidée par Desmond Tutu.
Le Parlement adopte la nouvelle Constitution, tirant un trait final sur l’apartheid.
Nelson Mandela signe le texte de la nouvelle Constitution.
Nelson Mandela cède la présidence de l’ANC à Thabo Mbeki.
Nelson Mandela se retire de la vie publique.
L’Afrique du Sud organise la Coupe du monde de football. Mandela assiste à la cérémonie de clôture. Ce sera sa dernière apparition en public.
Nelson Mandela meurt à son domicile de Johannesburg, à l’âge de 95 ans.
« Pour ma part, je ne vais pas le cacher, je vais voter Economic Freedom Fighters [EFF, le parti de Julius Malema des Combattants pour la liberté économique, gauche révolutionnaire]. L’ANC, nos parents, sont restés trop polis, et ils se sont fait avoir. L’EFF, malgré ses contradictions, incarne les revendications de la jeunesse », avance Nhlamulo Tlakula, 29 ans. Un parti qui n’hésite pas à attiser les tensions entre les Noirs et Blancs, à l’opposé de la vision unificatrice et multiraciale de Nelson Mandela.