Derrière l’affaire Benalla, la question des violences policières
Derrière l’affaire Benalla, la question des violences policières
Par Nina Jackowski
Selon des chercheurs, les violences policières, banalisées, mettent en lumière les problèmes structurels de la police française et invitent à repenser le système en profondeur.
L’affaire Benalla résumée en 5 minutes
Durée : 05:31
Le 1er mai, coiffé d’un casque à visière des CRS, un homme est filmé en train de s’en prendre violemment à deux manifestants en marge du défilé, place de la Contrescarpe, dans le 5e arrondissement de Paris. Deux mois plus tard, le scandale éclate lorsque Le Monde révèle que l’individu n’est autre qu’Alexandre Benalla, proche collaborateur du président de la République. Une vidéo intitulée « Alerte violences policières tabassage gazage quartier latin » était en ligne sur YouTube depuis le jour des événements, sans que cela prenne plus de proportions, signe révélateur d’une forme de banalisation des violences policières.
Auditionnée lors de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, le 24 juillet, la directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), Marie-France Monéger-Guyomarc’h, a justifié l’absence de suite donnée à la vidéo, tant qu’elle a cru qu’il s’agissait d’un policier à l’œuvre : selon elle, les images montraient des gestes « pas très efficaces », une façon de faire « certes rugueuse », mais « une force légitime si ce sont des policiers ».
« Force légitime » ou violence injustifiée ? Le 17 février 2017, six experts mandatés par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, s’appuyant sur trois affaires précises, avaient déjà souligné des abus de la police. Ils avaient alors interpellé le gouvernement français sur « l’usage excessif de la force par la police concernant trois personnes d’origine africaine ». En cause, le contrôle de François Bayiga en mai 2016, la mort d’Adama Traoré, deux mois plus tard, et les brutalités exercées envers Théo L. en février 2017. Les experts se disent alors « particulièrement préoccupés par le fait que (…) ces incidents ne sont pas isolés ».
En manifestation, la répression prime sur la discussion
Derrière la responsabilité des policiers accusés, souvent présentés comme des cas déviants, Jérémie Gauthier, sociologue à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS-EHESS) et chercheur associé au centre Marc-Bloch, à Berlin, s’interroge sur la responsabilité de l’institution policière tout entière :
« Une réflexion devrait être menée en France sur le sens du mandat policier. Il apparaît nécessaire de prendre en compte les causes structurelles derrière le déchaînement des violences policières individuelles. »
La police française se caractérise par une tendance à la répression plutôt qu’à la discussion, remarque Jérémie Gauthier. A titre de comparaison, avance le chercheur, la police allemande cogère davantage les manifestations en amont avec les organisateurs. « Cette stratégie de prévention permet de définir ses contours et de limiter l’usage de la force », souligne-t-il, s’appuyant sur les travaux de son collègue Fabien Jobard, chercheur au CNRS, rattaché au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip).
En France, les manifestations font davantage l’objet d’un contrôle tendu sur le moment. « Nous nous contentons de maîtriser militairement les factions violentes, sans réfléchir à d’autres alternatives », déplore Fabien Jobard. S’ajoutent à cela de nouvelles radicalités, note Christian Mouhanna, sociologue, chargé de recherches au CNRS et directeur du Cesdip, à l’image des 1 200 blacks blocs à la manifestation du 1er Mai, réputés pour s’en prendre violemment aux forces de l’ordre. Ces militants vêtus de noir et cagoulés se fondent ensuite dans la foule, assaillie par la police comme un seul homme.
Une « stratégie de harcèlement sans fondement »
« Au sein de la police du quotidien, la lutte anticriminalité domine », affirme Jérémie Gauthier. La répression de la délinquance passe essentiellement par le contrôle d’identité, « bien souvent à l’origine de situations de violence ». Une étude du Défenseur des droits, réalisée au début de l’année 2016, montre que 80 % des jeunes noirs ou arabes ont été contrôlés au cours des cinq dernières années. Beaucoup sont convaincus du bien-fondé de ce type de mission, mise en valeur dans les formations, comme l’affirme Jérémie Gauthier :
« Pour un jeune policier, la meilleure manière de faire ses preuves, ce sont les interpellations. Pourtant, la population sollicite constamment d’autres types de missions, pour lesquelles les gardiens de la paix français sont très peu formés : prévention, médiation, tranquillité publique, résolution de conflits… »
Manifestation à Paris, le 12 mai 2016. / PHILIPPE LOPEZ / AFP
Le directeur du Cesdip fustige également cette « stratégie de harcèlement », d’autant qu’elle apparaît « sans fondement ». Une étude publiée en janvier dans le British Journal of Criminology montre que les contrôles policiers n’ont pas eu d’impact sur la délinquance à Londres. Une hausse de 10 % des contrôles sur un mois est associée à une diminution de la criminalité de 0,32 % le mois suivant : un résultat bien marginal. Des études menées à New York et à Chicago sont parvenues à des conclusions similaires.
Une profession corporatiste en proie au malaise
Le thème des violences policières demeure un sujet sensible au sein de l’institution. Pour Christian Mouhanna, « l’omerta s’explique principalement par la pression du groupe ». Il n’est pas question de remettre en cause les pratiques des aînés au sein d’une profession où le respect de la hiérarchie est primordial. Il caractérise la police par « un esprit corporatiste extrêmement fort, où la critique en public équivaut à une traîtrise : “Je ne suis pas une balance”, répète-t-on ».
Le sociologue s’est intéressé aux policiers issus de minorités ethniques ou de sexe féminin, et les a interrogés sur leur réaction face à certains comportements racistes ou misogynes : « Silence total en général, constate-t-il. Les contestations se font rares, tandis que les femmes surjouent la virilité afin de mieux se faire accepter. »
Des manifestations de policiers dénonçant la « haine antiflic » ont commencé à voir le jour en mai 2016, symboles d’une profession en proie à un profond malaise. Pour Christian Mouhanna, cette crainte s’explique en partie par le décalage social rencontré par les jeunes des périphéries ou de province envoyés dans les quartiers sensibles, alors qu’ils n’ont pas été confrontés à la violence dans leur jeunesse. Pour se faire respecter, et sur les conseils de leurs aînés, « ils cherchent immédiatement à imposer leur autorité », décrit le sociologue.
« L’Etat s’est déchargé sur l’institution policière »
Bras armé de l’Etat, la police joue un rôle essentiel dans le contexte tendu lié à la menace terroriste. Mais lors de l’état d’urgence, « l’Etat s’est déchargé sur l’institution policière, reproche Fabien Jobard, il a autorisé les manifestations, tout en exigeant un contrôle accru de la part des policiers, faisant peser sur eux l’entière responsabilité ».
Afin de les appuyer dans leur mission, les gardiens de la paix ont été dotés d’armes non létales de plus en plus violentes : Flash Ball, Taser et grenade de désencerclement. Au moment d’évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en avril, dix mille grenades lacrymogènes ont été tirées en dix jours. Une utilisation massive qui pose question.
« Ironie de l’histoire, relève Christian Mouhanna, ces armes ont été introduites aux Etats-Unis pour limiter le recours à l’arme à feu. En France, où les policiers en faisaient peu usage, cela a créé une incitation indirecte à être plus violent. »
La responsabilité politique face au « déficit démocratique »
Dans ce rapport de force historique, la police se caractérise comme une institution en perpétuelle quête d’autonomie, face au pouvoir étatique s’évertuant à en faire son propre instrument. Jérémie Gauthier note que l’instrumentalisation de la question de l’insécurité à des fins électorales a créé une situation paradoxale :
« Le caractère discriminatoire de certains contrôles d’identité, qui est désormais prouvé, ainsi que les violences, traduisent en France un déficit de démocratie lié à l’action policière. Les affaires Théo L. et Traoré en sont des exemples. Pourtant, malgré des mobilisations croissantes, les autorités campent sur une position de déni. »
Maîtresse de conférences en philosophie politique et éthique à l’université Paris-IV-Sorbonne et psychanalyste, Hélène L’Heuillet estime, quant à elle, que le duel entre police et société exige d’être dépassé. La police doit redevenir un tiers institutionnel, strictement encadré.
Elle assure : « Le respect de la fonction policière passe par la maîtrise des débordements pulsionnels. La façon de gérer des situations explosives, comme à Nantes au début du mois, ou à Calais depuis l’arrivée des réfugiés, doit être repensée. » Son modèle : le préfet de police Maurice Grimaud, resté dans l’histoire comme l’un des artisans du retour au calme en mai 1968. Alors que la capitale explose, il impose son autorité aux forces de l’ordre en exigeant leur modération et dialogue fréquemment avec les manifestants.