La crise monétaire turque en quatre questions
La crise monétaire turque en quatre questions
Par Allan Kaval
La dégradation des relations entre Ankara et Washington a précipité le décrochage violent de la livre turque, déjà affaiblie par l’endettement massif des entreprises en devises étrangères.
Un bureau d’échange à Istanbul, le 13 août 2018. / YASIN AKGUL / AFP
Avis de tempête sur la livre turque. La Turquie traverse une grave crise monétaire, qui s’est traduite par la chute record de sa monnaie. Vendredi 10 août, la livre a perdu 16 % de sa valeur face au dollar avant de battre un nouveau record à la baisse sur les marchés asiatiques, lundi, en dépassant pour la première fois 7 livres contre un dollar pendant quelques heures. Pour le secteur privé, qui emprunte massivement en dollars, la chute de la livre face au billet vert a pour effet un accroissement de l’endettement. La baisse de la livre turque se traduit parallèlement par une forte inflation, qui réduit le pouvoir d’achat des ménages. Les prix ont ainsi augmenté de 15,9 % en glissement annuel pour le seul mois de juillet.
La Turquie subit cependant l’aggravation soudaine d’une crise dont les signes sont présents depuis des mois. La livre turque, dont la chute s’est accélérée depuis le début du mois d’août, a en effet perdu 40 % de sa valeur face à l’euro et au dollar en 2018, et l’inquiétude des investisseurs au sujet de la bonne santé de l’économie turque n’est pas nouvelle. C’est cependant la dégradation des relations entre Ankara et Washington qui a précipité le décrochage violent de la livre turque au cours de ces dernières semaines.
Pourquoi cette crise monétaire est-elle liée aux tensions entre Washington et Ankara ?
La chute rapide de la livre turque vendredi a été en partie entraînée par un tweet de Donald Trump annonçant le doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs, une décision qui faisait suite à l’adoption de sanctions par Washington à l’encontre des ministres de la justice et de l’intérieur turcs. Cette crise inédite entre les Etats-Unis et une puissance majeure de l’OTAN est liée au sort d’Andrew Brunson, un pasteur évangélique américain détenu en Turquie, dont l’administration Trump réclame la libération. Arrêté dans le sillage du coup d’Etat manqué de juillet 2016, M. Brunson, 50 ans, est accusé de complicités avec le réseau de l’imam Fethullah Gülen, lui-même accusé d’être l’artisan du putsch, mais aussi avec la guérilla autonomiste du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’échec des pourparlers entre Washington et Ankara en ce qui concerne la libération de M. Brunson, début août, a précipité les réactions américaines à l’origine des derniers développements.
L’affaire Brunson n’est cependant que le révélateur de tensions plus profondes entre les deux pays. Malgré les demandes répétées d’extradition en provenance d’Ankara, l’imam Gülen, qui réside en territoire américain depuis 1999, n’a pas quitté son exil. Par ailleurs, la poursuite du soutien de Washington aux forces kurdes de Syrie face à l’Etat islamique, alors qu’elles sont perçues par Ankara comme une menace existentielle, empoisonne les relations entre les deux capitales.
Quelles sont les raisons profondes de cette crise ?
Les réactions américaines n’ont fait que brusquer une crise annoncée. L’économie turque, malgré sa forte croissance (7,4 % au premier trimestre 2018) fait face à de nombreuses faiblesses. L’une des raisons principales de la crise actuelle est l’endettement massif des entreprises en devises étrangères, notamment en dollar, depuis la fin des années 2000. Il était alors plus avantageux d’emprunter en dollar qu’en livre turque. Le boom du secteur turc de la construction sous Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, qui a vu le territoire turc se recouvrir de centres commerciaux, d’ensembles résidentiels et de gratte-ciel, a été financé par cette dette en devises étrangères.
La croissance à tout prix voulue par le pouvoir turc, parce que source de légitimité politique pour un leadership populiste et apte à financer des réseaux de clientèle sur le court terme des échéances électorales, a abouti à une fuite en avant, que la banque centrale turque n’a pas pu enrayer. M. Erdogan est en effet un partisan des taux d’intérêts faibles, qu’il estime de manière hétérodoxe en mesure de prémunir contre l’inflation. Sa mainmise sur les institutions du pays, y compris la banque centrale, renforcée par le passage complet à un régime présidentiel à la suite de son élection à la tête de l’Etat en juin dernier, a renforcé son emprise.
Quelle est la réponse de la banque centrale et de l’exécutif turc à cette crise ?
Bien que les circonstances plaident en la faveur d’une telle mesure, la banque centrale turque n’a pas relevé les taux d’intérêt après le décrochage de vendredi. Elle a cependant annoncé lundi avoir révisé les taux de réserves obligatoires pour les banques, afin de pallier le manque de liquidité, et a déclaré qu’elle fournirait toutes les liquidités dont les banques ont besoin. L’intervention de la banque centrale, quoique timide, a contribué à ralentir la chute de la livre turque, avant que de nouvelles déclarations fracassantes du président Erdogan suscitent un nouvel élan de panique.
Lundi, le chef de l’Etat turc a notamment décrit la crise traversée par son pays comme une conséquence de la volonté de Washington de vouloir « frapper dans le dos » son allié turc. M. Erdogan estime en effet que la Turquie fait les frais d’une guerre économique fomentée par l’étranger et convoque à cet égard un répertoire de plus en plus usité de références nationalistes et religieuses censé guider un pays « assiégé » dans son combat contre des puissances hostiles secondées par un hypothétique « lobby du taux d’intérêt » soucieux de miner l’économie turque. « Ils ont le dollar, nous avons le droit et Allah », a ainsi déclaré M. Erdogan vendredi, lors d’un discours.
Quelles sont les implications politiques de cette crise ?
Au-delà de ces formules incantatoires, peu de mesures concrètes se dessinent. Les déclarations récentes et floues de Berat Albayrak, le ministre des finances novice de l’exécutif turc, qui n’est autre que le gendre de M. Erdogan, n’ont pas suffi à rassurer les investisseurs. Le savoir-faire répressif du pouvoir turc actuel a cependant trouvé à s’employer à la faveur des derniers événements. Le ministère de l’intérieur turc a indiqué lundi qu’il enquêtait sur des centaines d’utilisateurs des réseaux sociaux qu’il soupçonne d’avoir partagé des commentaires relevant de la « provocation » visant à affaiblir la livre. M. Erdogan a qualifié ces suspects de « terroristes économiques » appelés à recevoir le « châtiment qu’ils méritent ».