Les mammifères marins sont des espèces dites sentinelles : leur état de santé peut informer sur les problèmes environnementaux qui pourraient affecter un jour les humains. / MIGUEL MEDINA / AFP

L’évolution a permis aux mammifères marins de s’adapter aux conditions extrêmes des fonds marins. Elle n’avait pas prévu l’arrivée en masse, des millions d’années plus tard, des pesticides. Or contrairement à leurs homologues terrestres, lamantins, dauphins, baleines et phoques ont perdu un mécanisme majeur de défense contre les effets neurotoxiques de certaines substances organophosphorées, comme le chlorpyriphos ou le diazinon, révèle une étude publiée en août dans la revue Science. L’omniprésence de ces composés dans l’environnement constitue de fait une menace grave pour ces mammifères marins.

Or, comme le souligne Nathan Clark, chercheur à l’université de Pittsburg (Etats-Unis) et coordinateur de l’étude, « les mammifères marins, comme le lamantin ou le grand dauphin, sont des espèces sentinelles : leur état de santé peut réellement nous informer sur les problèmes environnementaux qui pourraient nous affecter un jour, nous, les humains ».

Pollution généralisée

Pour parvenir à ces conclusions, les chercheurs ont comparé l’ADN de 58 espèces de mammifères, dont cinq marines et 53 terrestres. Ils ont observé que le gène codant l’enzyme Paraoxonase 1 (PON1) avait été spécifiquement « éteint » chez les mammifères marins – cétacés, siréniens et pinnipèdes. Cette protéine, fonctionnelle chez les hommes et autres mammifères terrestres, permet de lutter contre les lésions cellulaires induites par le stress oxydant. Elle protège également de composés hautement toxiques dérivés des pesticides organophosphorés en les dégradant sous une forme inactive.

Les chercheurs ont alors entrepris de vérifier cette hypothèse biologiquement, en analysant la faculté de détoxification du sang des mammifères marins. Les résultats ont confirmé leur pronostic : en présence d’un dérivé hautement toxique du chlorpyriphos, l’activité enzymatique de cette PON1 « marine » était quasi-nulle. A moins qu’en parallèle les mammifères marins aient développé un autre mécanisme biologique – à ce jour inconnu –, permettant de compenser l’inefficacité de PON1 face aux pesticides, ces animaux pourraient s’avérer particulièrement sensibles à l’accumulation de ces composés dans leur habitat naturel et dans leur nourriture.

D’autant que cette pollution environnementale est généralisée. A titre d’exemple, les chercheurs soulignent qu’au niveau du comté de Brevard (Etat de Floride), là où migrent 70 % des lamantins de la côte Atlantique, des taux importants en chlorpyriphos ont été relevés dans les zones protégées qui côtoient les terres agricoles, notamment après les épandages. En outre, les mammifères marins carnivores, qui se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire, sont particulièrement exposés à des concentrations élevées en polluants, en raison d’un phénomène dit de « bioamplification ».

Un stress oxydant extrême

Pour Olivier Chastel, écotoxicologue au Centre d’études ­biologiques de Chizé (CEBC, CNRS-université de La Rochelle), cette étude prouve bien qu’il « ne faut pas faire de simplification en termes d’écotoxicologie », si l’on veut avoir une idée juste des impacts des polluants sur la biodiversité. « Il est important de prendre en compte le fait que certaines adaptations, qui ont permis par le passé à ces mammifères de coloniser des milieux marins contraignants, les rendent désormais plus vulnérables à certains dangers non prévus par l’évolution », estime-t-il.

Mais pour quelle raison ces animaux ont-ils évolué de la sorte ? L’hypothèse la plus probable, selon les chercheurs, est qu’il s’agit d’une réponse à l’alternance répétée entre longs séjours en profondeur et remontées rapides à la surface, qui génère un stress oxydant extrême. Compte tenu du fait que l’environnement marin ancestral n’était pas contaminé par des pesticides produits par l’homme, ces conditions particulières auraient conduit à l’apparition de nouveaux mécanismes antioxydants, peut-être plus performants, rendant obsolète l’action de PON1.

Maintenant, afin de mieux cerner l’ampleur de l’exposition des mammifères marins à ces pesticides et de préciser les risques associés, les chercheurs demandent que soient intensifiées les analyses menées dans les habitats naturels et que soient dosés les composés organophosphorés présents dans les tissus des animaux retrouvés morts.