Aref Ali Nayed : « La sécurité libyenne est menacée par le Qatar, la Turquie et l’Iran »
Aref Ali Nayed : « La sécurité libyenne est menacée par le Qatar, la Turquie et l’Iran »
Propos recueillis par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Le candidat à l’élection présidentielle en Libye justifie sa proximité avec le maréchal Haftar et l’axe régional Emirats-Egypte-Arabie saoudite.
Aref Ali Nayed, candidat à l’élection présidentielle en Libye. / Frédéric Bobin
Aref Ali Nayed, 55 ans, est la première personnalité libyenne à avoir déclaré sa candidature pour l’élection présidentielle annoncée pour le 10 décembre, mais dont la tenue demeure aléatoire. Théologien de formation, patron d’un groupe de médias, cet ancien ambassadeur aux Emirats arabes unis de 2011 à 2016 ne cache pas son hostilité aux Frères musulmans. Dans un entretien au Monde Afrique, il justifie sa proximité avec l’axe régional Emirats-Egypte-Arabie saoudite et, en Libye même, avec le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque (est), dont les inclinations militaristes sont très controversées. M. Nayed affirme inscrire son combat dans une « lutte existentielle » à l’échelle régionale pour « l’âme de l’islam ».
Vous avez déclaré votre candidature à l’élection présidentielle en Libye, qui pourrait avoir lieu le 10 décembre. Pourquoi ?
Aref Ali Nayed Ghassan Salamé, le chef de la mission des Nations unie pour la Libye, avait annoncé [lors de sa prise de fonctions à l’automne 2017] la perspective d’élections en 2018. Cet engagement a ensuite été consolidé lors d’une réunion, fin mai à Paris, entre les principaux acteurs libyens. Il y a eu un accord pour des élections, présidentielle et législatives, autour du 10 décembre. Je pense qu’il y a une obligation morale à organiser ces élections. La principale pression vient de la population libyenne elle-même, qui est fatiguée des files d’attente devant les banques, les stations d’essence, les coupures d’eau et d’électricité. Il y a une profonde crise de légitimité en Libye. Nous devons en finir avec le statu quo.
Cela est-il techniquement possible ? Il faut au préalable réviser la Constitution…
L’accord de Paris évoque la date du 16 septembre pour établir la « base constitutionnelle » des élections. Le Parlement [basé à Tobrouk] n’a pas été jusqu’à présent en mesure d’adopter la loi relative au référendum sur la nouvelle Constitution. Toutefois, un amendement de 2014 à la Déclaration constitutionnelle provisoire [texte qui fait office de Constitution depuis 2011] peut être activé pour organiser une élection présidentielle. Cela est faisable.
Comment l’organiser dans l’insécurité actuelle ?
Cet argument de l’insécurité est fallacieux. C’est une excuse pour ceux qui veulent le statu quo. La situation sécuritaire aujourd’hui n’est pas pire que lors des élections législatives de 2014. Il y a une architecture sécuritaire connue, qui ne comprend pas plus d’une dizaine de centres de pouvoir. Il serait assez simple de travailler avec l’ONU, l’Union européenne, la Ligue arabe et l’Union africaine pour mettre en place un mécanisme de surveillance. On sait qui contrôle quel territoire.
Vous avez été ambassadeur aux Emirats arabes unis. Vos principaux adversaires, les Frères musulmans, vous accusent d’être une « marionnette émiratie ». Qu’en est-il ?
Une telle accusation est fausse et ridicule. Ma loyauté va seulement à mon pays, la Libye.
Mais vous êtes proches d’eux…
Il y a un combat à l’échelle régionale entre deux axes où l’alignement est clair. D’un côté, les Saoudiens, les Emiratis et les Egyptiens. De l’autre, le Qatar, l’Iran et la Turquie. Ce n’est pas un secret. A mes yeux, il s’agit d’une lutte pour l’âme de l’islam. Quel islam veut-on ? L’islam traditionnel de l’université d’Al-Azhar au Caire, de la Zitouna à Tunis, des universités marocaines ou de l’ordre soufi des Senoussi en Libye, ou l’islam politisé qui s’apparente à un mouvement fasciste ? Personnellement, je suis engagé auprès du premier type d’islam. Je me suis donc aligné du côté de l’axe qui combat les Frères musulmans et le Groupe islamique combattant libyen [GICL, issu d’Al-Qaïda].
Vous supportez donc l’axe composé des Emirats, de l’Egypte et de l’Arabie saoudite ?
Je l’ai publiquement déclaré. Je ne vais pas m’en excuser. Je pense que le Qatar, la Turquie et l’Iran menacent la sécurité nationale libyenne. Il s’agit d’une lutte existentielle à l’échelle de toute la région et, bien sûr, la Libye en est affectée, comme d’autres pays. Pour ce qui me concerne, mon combat est d’essayer de construire un Etat libéral, respectueux des droits de l’homme, des droits de la femme, des droits des minorités, tout en respectant les traditions islamiques et la spiritualité de mon pays.
Quelle est votre relation avec le maréchal Haftar, le chef de l’Armée nationale libyenne (ANL) ?
Je suis un supporteur de l’ANL en tant qu’institution. Je ne soutiens pas un individu en particulier, mais une institution. J’ai un profond respect pour le maréchal Haftar en raison de son combat contre le terrorisme.
M. Haftar est pourtant critiqué par certaines organisations de défense des droits humains qui dénoncent des exécutions arbitraires commises par certaines unités relevant de l’ANL.
En Libye, de telles violations sont commises dans tous les endroits et par toutes les parties. Les crimes de guerre ou contre l’humanité ne sauraient être tolérés à l’est, comme à l’ouest ou au sud. Personne ne saurait être exempté de poursuites pour violations des droits humains.
Certaines critiques déplorent qu’un régime militaire dirige l’Est libyen, contrôlé par l’ANL. Qu’en pensez-vous ?
En période de guerre, vous devez parfois déclarer un régime militaire dans certains endroits pour une période limitée. Le Parlement avait ainsi nommé le général Abderrazak Al-Nadhouri au titre de dirigeant militaire de l’Est. Il s’agissait d’une mesure d’urgence que le Parlement vient de retirer, il y a deux semaines. Dans les villes, l’armée est en train de transférer son pouvoir à la police. Peut-être que la dureté des circonstances de guerre avait favorisé des tendances militaristes. Mais celles-ci sont en train de reculer.
Une autre source de préoccupation dans l’Est est l’influence croissante des salafistes de l’école madkhali [du nom du théologien saoudien Rabi’ Al-Madkhali, qui prêche, outre l’application rigoureuse de la charia, la loyauté aux régimes en place]. Nombre d’entre eux combattent aux côtés de l’ANL de Haftar. Sont-ils une menace pour l’Etat libéral que vous appelez de vos vœux ?
Les partisans de cette école salafiste sont très influents dans l’Est, mais ils sont présents partout en Libye. Ils ont participé aux combats contre Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique]. Tant qu’ils luttent contre le terrorisme, ils doivent en être félicités. Mais leur politique consistant à imposer leur version de l’islam aux autres doit être rejetée. Ils ont essayé d’entraver la liberté des autres écoles de l’islam, en particulier la tradition malékite. Ils ont démoli des mausolées, brûlé des livres, tenté de restreindre les mouvements des femmes. Là, je ne suis pas d’accord. Je leur demande d’être assez humbles pour accepter les autres, coexister avec eux. Et je pense que la politique consistant à les utiliser militairement est dangereuse. Tout groupe religieux armé finit par représenter un danger.
Comment voyez-vous vos futures relations avec les Frères musulmans ?
La base du statut d’Etat, c’est la citoyenneté. Pour moi, un citoyen libyen est quelqu’un qui croit dans l’Etat national libyen. Quiconque croit en un mouvement transnational et ne croit pas dans l’Etat national s’exclut de lui-même. Je ne peux pas inclure ceux qui ne s’incluent pas eux-mêmes.
Pensez-vous que les Frères musulmans sont liés à des organisations terroristes ?
La réponse, franche, est : oui. Ceux qui cherchent une connexion entre les Frères musulmans et Al-Qaïda ou Daech trouveront en Libye le meilleur exemple. Quand Daech a commencé à s’implanter à Syrte, les Frères musulmans n’ont cessé de le nier.
Les Européens semblent divisés dans leur approche du dossier libyen. Il y a notamment la rivalité entre Paris et Rome. Qu’en pensez-vous ?
J’aimerais voir les Européens unifier leur approche de la Libye sous le parapluie des Nations unies.
Quel bilan tirez-vous du gouvernement d’« accord national » de Fayez Al-Sarraj deux ans et demi après son installation à Tripoli ?
Ce gouvernement n’a pas été investi par le Parlement. Sur les neuf membres du Conseil présidentiel dirigé par M. Al-Sarraj, quatre l’ont quitté. Et il n’a pas été en mesure de fournir à la population les services de base : santé, éducation, électricité, paiement des salaires… Je ne vois pas comment un tel gouvernement, fragmenté et localement non reconnu, peut continuer. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’il bénéficie de la reconnaissance de la communauté internationale.