Les caricaturistes éthiopiens ne font plus grise mine
Les caricaturistes éthiopiens ne font plus grise mine
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
Depuis l’arrivée au pouvoir d’un premier ministre réformiste à Addis-Abeba, les crayons se délient, timidement mais sûrement.
« Quand tu reçois trop de breaking news ! » La légende de ce dessin publié par « Allu » fait référence aux annonces incessantes du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed. / Allu
Avant, Yemsrach Yetneberk n’aurait jamais osé railler les deux patriarches orthodoxes éthiopiens – celui du cru et celui de la diaspora – qui se sont réconciliés début août. L’illustratrice de 28 ans ne se serait pas non plus autorisé une moquerie sur la municipalité d’Addis-Abeba incapable de régler les problèmes de coupures d’eau. « J’avais peur », sourit-elle. Aujourd’hui, elle croque l’actualité éthiopienne et grossit les traits de ses personnages sans crainte.
Depuis un mois, elle dessine chaque semaine une caricature pour une page consacrée à la critique satirique illustrée, Allu (« ils ont dit », en amharique), déclinée sur divers réseaux sociaux. Yemsrach Yetneberk illustre les blagues de son ami Abel Asrat, cocréateur d’Allu. Abel est le farceur, prêt à provoquer et à se moquer des convenances, tandis que Yemsrach est plus réservée.
En Ethiopie, la caricature est un genre balbutiant. Il faut prendre beaucoup de précautions pour ne pas choquer, malgré le vent nouveau qui souffle sur le pays depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, il y a cinq mois. Abel et Yemsrach ont décidé de lancer le projet Allu après la libération de prisonniers et le retour d’opposants au pays. « La période est propice aux libertés », observe la jeune femme. Les positions du premier ministre réformiste tranchent avec celles, plus autoritaires, de la coalition à laquelle il appartient.
L’art du double sens
En vingt ans de caricatures pour le journal privé The Reporter, Elias Areda a su ne jamais aller trop loin. Ses illustrations les plus provocantes représentent le président érythréen, Isaias Afeworki, fouetté par l’ancien premier ministre éthiopien Meles Zenawi, mort en 2012, ou encore ce dernier avec des cadenas pendus aux oreilles pour symboliser son incapacité à écouter les revendications populaires. Pas de quoi faire scandale.
Elias Areda a été cependant témoin de l’exil ou de l’emprisonnement de nombreux reporters et de l’interdiction de certains titres de presse. « Personne n’était autorisé à exprimer son opinion à cause des intimidations », explique-t-il. Elias s’est toujours contenté d’exploiter son talent sans broncher, en dessinant simplement ce que son comité de rédaction lui réclamait. « Si la liberté d’expression est de plus en plus respectée, le genre va forcément se développer », veut-il croire.
Un dessin du caricaturiste éthiopien Alex Tefera, exilé à Londres. / Alex Tefera
C’est aussi ce qu’espère Alex Tefera, un artiste éthiopien qui s’est exilé à Londres. Ses dessins provocateurs, parfois licencieux, n’auraient sans doute pas trouvé de place dans un journal local, mais ils sont visibles sur sa page Facebook. L’illustrateur regrette qu’il faille « mettre une légende sous le dessin pour que les Ethiopiens comprennent ».
Pourtant, quand ils écoutent les azmari, les gens captent le double sens, rappelle-t-il. Ces ménestrels, adeptes des calembours, sont la preuve vivante mais déclinante du goût prononcé des Ethiopiens pour la moquerie et le semenna werk (« la cire et l’or »), un art verbal qui consiste à recouvrir la signification profonde de ses paroles (l’or) par un sens plus banal (la cire). Une technique qui a fait ses preuves sous la dictature marxiste du Derg (1974-1991), où toute forme de contestation était interdite.
Nombreux tabous
Pour l’instant, les caricatures éthiopiennes sont loin d’être transgressives. Si l’ouverture du paysage politique a délié les langues, les habitudes de bienséance restent un obstacle au développement du genre. Les tabous sont nombreux, à commencer par la religion, la sexualité et l’appartenance communautaire. Les créateurs d’Allu savent que leur évocation risque de provoquer des réactions enflammées.
Yemsrach Yetneberk consent que leur critique des mœurs politiques est pour l’instant « douce, pas trop aigre ». Mais Abel Asrat préférerait ne pas devoir contrôler son impertinence. D’autant qu’une autre forme de censure s’exerce désormais sur les réseaux sociaux : les anciens pourfendeurs du pouvoir – avant l’arrivée d’Abiy Ahmed – n’acceptent pas la critique, alors même qu’ils s’indignaient du manque de démocratie. « La liberté d’expression n’est pas plus tolérée par l’opposition », déplore Abel, qui regrette que certaines personnalités semblent intouchables, à l’instar du bouillant militant oromo Jawar Mohammed.
Le premier ministre lui-même ne serait pas une cible de railleries acceptable. « Ma mère m’a conseillé de ne pas me moquer de lui en public, avoue Abel Asrat. Mais critiquer toutes ces personnalités ne devrait pas me mettre en danger, car cela ne veut pas dire que je souhaite leur échec ou que je suis contre le changement. » L’auteur n’hésite pas à tourner en ridicule Abiy Ahmed : « Il devrait mettre le palais en location sur Airbnb ! », plaisante-t-il au sujet des nombreux voyages du premier ministre. Yemsrach, elle, n’est pas encore prête à illustrer cette blague.