Jean-Claude Juncker prône une Europe « ouverte mais pas offerte »
Jean-Claude Juncker prône une Europe « ouverte mais pas offerte »
Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen), Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Pour son dernier discours sur l’état de l’Union, le président de la Commission européenne a évoqué des projets ambitieux. Seul problème : le manque de temps pour les concrétiser.
Le président de la Commission européenne livre son dernier discours sur l’état dfe l’Union, mercredi 12 septembre au Parlement européen à Strasbourg. / VINCENT KESSLER / REUTERS
Pour ce qui était à la fois le programme de sa dernière année à la tête de la Commission et son testament politique, Jean-Claude Juncker a livré un programme assez semblable, finalement, à celui qu’il traçait il y a quatre ans. Sa « Commission politique » et « de la dernière chance » a toutefois été confrontée à une série de crises et d’écueils qui ont entamé son projet d’« Europe forte et unie », « ouverte mais pas offerte ». Et laisseront probablement de son passage à la commission le souvenir d’un semi-échec. Qu’importe, a semblé dire le Luxembourgeois : l’Europe restera « la grande affaire de ma vie », dit-il. Et il espère lui tracer une nouvelle ligne.
- L’Europe « acteur global »
L’Union ne peut, dit M. Juncker, rester éternellement « sur les gradins », se contenter d’être un spectateur, un commentateur, et un payeur. Elle doit être un acteur, un architecte. Pour cela, elle aura toutefois besoin d’une diplomatie plus unie. Et, donc, abolir le principe du vote à l’unanimité dans le domaine des relations extérieures, pour passer à celui du vote à la majorité qualifiée. Pour être forte, elle doit aussi concrétiser son programme de défense commune. Ces éléments figuraient déjà dans son discours de l’Union de 2017, mais sur la fin du vote à l’unanimité, les Etats membres restent pour l’instant extrêmement réticents.
- Le défi de la migration
L’Europe « qui protège » doit principalement protéger ses frontières. L’agence Frontex de gardes frontières devrait donc être dotée à terme de 10 000 agents. Pour le reste, pas question de blâmer la Commission, qui a multiplié les propositions pour affronter la crise migratoire, affirme son président. Cinq des sept textes qu’elle a mis sur la table pour la création d’un système commun d’asile ont été adoptés, son action a permis de sauver « 690 000 personnes depuis 2015 », dixit M. Juncker, le nombre de passages sur les routes de la migration a fortement chuté.
C’est désormais au Conseil (les Etats membres) d’effectuer des « pas décisifs » pour trouver des solutions durables en vue de l’accueil et de la répartition pour ceux qui ont droit à l’asile. Il faut aussi protéger les règles de l’espace Schengen pour « sauver » ce système. Quant à l’Europe, elle « ne sera jamais une forteresse tournant le dos au monde qui souffre », a affirmé le Luxembourgeois, qui au sein de sa famille politique, le Parti populaire européen, paraît désormais très isolé sur cette position. Même si elle pointe désormais du doigt les écarts de Viktor Orban par rapport à l’Etat de droit, la droite européenne a largement adopté son discours de repli et de fermeture des frontières.
- La sécurité
La Commission propose de nouvelles règles afin de supprimer, dans un délai de soixante minutes, les contenus terroristes en ligne. Elle pariait jusqu’à présent sur la bonne volonté des plates-formes en ligne, mais estime désormais qu’elles n’ont pas fait montre d’assez de fermeté. Elle entend aussi élargir le mandat du parquet européen à la lutte contre le terrorisme. Elle veut durcir les règles concernant le blanchiment des capitaux au-delà des frontières européennes et inciter les capitales à mieux protéger leurs processus électoraux contre les interventions de pays tiers ou d’intérêts privés.
- L’Euro, monnaie mondiale
Il faut accroître le poids de la monnaie unique sur la scène mondiale et faire cesser le fait, par exemple, que l’Union règle en dollars ses 300 milliards annuels d’importations énergétiques, a insisté M. Juncker. L’euro, conforté par un renforcement de l’union économique et monétaire, doit être le véritable instrument de la souveraineté européenne.
- Une taxe digitale avant la fin de l’année
M. Juncker a insisté sur la nécessité pour les Etats membres d’adopter la taxe digitale chère à Emmanuel Macron. La commission a mis une proposition sur la table en mars dernier mais quelques Etats membres, à commencer par l’Irlande ou l’Allemagne, hésitent toujours. « Les électeurs veulent que cette proposition de la Commission acquière force de loi. Et ils ont tout à fait raison », a déclaré le Luxembourgeois. Présente à Strasbourg, la ministre des affaires européennes Nathalie Loiseau s’est montrée satisfaite : « On ne perd pas la détermination à y arriver avant la fin de l’année. »
- Le Brexit
Trois principes doivent guider la négociation en vue d’un retrait ordonné du Royaume-Uni. La participation, comme telle, de celui-ci au marché unique n’est pas possible ; l’Irlande du nord doit bénéficier de la loyauté, de la solidarité et d’une « solution créative » pour la question de sa frontière ; après mars 2019, l’ancien partenaire ne sera jamais « un pays membre comme un autre ». Mais il restera un voisin proche qui défend les mêmes valeurs et les mêmes principes. Il convient donc de mettre au point avec lui « un partenariat ambitieux » et de créer une zone de libre-échange. « La Commission ne fera pas obstacle à ce processus », mais elle refusera « les demi-mesures », a conclu M. Juncker. La conclusion du Brexit pour octobre paraissant de plus en plus improbable, la commission table désormais sur le mois de novembre pour un accord avec Londres.
- Cesser les divisions
L’Europe est trop petite pour se diviser, dit le président de la Commission, qui déplore le « triste spectacle » de ses tensions internes. Elle doit, au contraire progresser dans les domaines de l’énergie, de l’union bancaire ou de l’union des capitaux. « Le patriotisme est une vertu, le nationalisme borné, un mensonge accablant et un poison pernicieux », « la nation et l’Union doivent marcher ensemble ».
- L’Etat de droit
L’article 7 des traités – qui peut aller jusqu’à une suspension des droits de vote d’un pays membre – doit s’appliquer partout où l’Etat de droit est en danger, dit M. Juncker, sans citer la Hongrie, alors que son premier ministre, M. Orban, est menacé par un vote du Parlement de Strasbourg en faveur de cette procédure exceptionnelle. Dommage que Frans Timmermans, le 1er vice-président du collègue européen, doive effectuer « un travail trop souvent solitaire » dans ce domaine, a ajouté le Luxembourgeois.
Une attention particulière doit aussi être apportée à la liberté de la presse car « trop de journalistes sont attaqués, intimidés, assassinés » dans des pays membres et « il n’y a pas de démocratie sans une presse libre ». On ne peut, par ailleurs, déroger aux arrêts de la Cour de justice européenne. Ils doivent obligatoirement être respectés par toutes les capitales.
- Un nouveau partenariat pour l’Afrique
La Commission évoque une nouvelle alliance avec le « continent cousin » qui comptera 2,5 milliards d’habitants en 2050. Il convient d’y investir plus, d’arrêter une relation basée seulement sur l’aide au développement, notion qui peut devenir « humiliante ». Car l’Afrique, dit le conservateur luxembourgeois, n’a pas besoin de charité mais de devenir un véritable partenaire. On peut y créer 10 millions d’emplois en cinq ans et développer le programme d’échanges Erasmus, qui a déjà concerné 35 000 étudiants et chercheurs, et peut bénéficier à trois fois plus d’entre eux.
- Le budget, vite
M. Juncker rompt une lance (en vain ?) pour que soit adopté, avant les élections européennes (qui ne doivent pas être vues comme « une crise démocratique ») le futur budget de l’Union, indispensable pour étendre le programme Erasmus, stimuler la recherche, multiplier par 20 l’effort pour la défense, ou offrir une aide supplémentaire de 23 % à l’Afrique. Pour autant, de moins en moins de diplomates et d’eurodéputés croient en la possibilité d’y parvenir avant le scrutin de 2019. « Démocratiquement, il est très difficile de dire aux électeurs qu’on a défini des priorités [budgétaires], avant qu’ils se prononcent », estime la ministre chargée des affaires européennes Nathalie Loiseau.
Bien reçu, notamment pas les socialistes (« Vous êtes le véritable leader politique de la commission », a lancé leur chef de file Udo Bullmann), le discours de M. Juncker souffre cependant d’un gros handicap : étant donné que la campagne pour les européennes a déjà commencé et que les activités du Parlement cessent en avril prochain, il ne reste plus au Luxembourgeois que quatre mois « utiles » tout au plus pour mener tous ses projets à bien.