« Dans les cours de récréation, les filles sont invisibilisées »
« Dans les cours de récréation, les filles sont invisibilisées »
Propos recueillis par Cécile Bouanchaud
Selon la géographe du genre Edith Maruéjouls, l’aménagement des cours d’école participe de la « ségrégation entre les garçons et les filles ».
Toboggan fuchsia, jeux sur ressort et tourniquet sur un terrain synthétique mauve fluo, parsemé d’étoiles et de planètes jaunes, la ville de Trappes a souhaité « sortir des stéréotypes » pour concevoir la nouvelle cour de récréation de l’école maternelle Michel de Montaigne, à Trappes (Yvelines).
A l’école maternelle Michel-de-Montaigne, à Trappes (Yvelines), la rentrée s’est faite avec une nouvelle cour de récréation « non genrée ». Depuis trois ans, la municipalité, qui a fait de l’égalité femmes-hommes l’une de ses priorités, réaménage ses cours de récréation pour inciter filles et garçons à interagir davantage.
Avec l’association Genre et ville et l’Arobe (Atelier recherche observatoire égalité), la docteure en géographie Edith Maruéjouls accompagne des collectivités pour promouvoir l’égalité, et constate que « les filles ne se sentent pas légitimes à occuper l’espace dans une cour de récréation ».
Le Monde : Quel constat dressez-vous sur la mixité à l’école et plus particulièrement sur l’aménagement des cours de récréation en France ?
Edith Maruéjouls : J’observe depuis dix ans les garçons et les filles jouer dans les cours de récréation. Si je devais résumer ce que j’observe, je dirais que la mixité est l’exception. L’organisation, très répandue, des cours avec un terrain de foot contribue grandement à cette ségrégation : les garçons occupent une place centrale, alors que les filles sont reléguées aux coins. Elles sont invisibilisées ; même si elles sont nombreuses, on ne les voit pas. Sur les dessins des enfants, les filles sont souvent représentées dans les toilettes, donc un endroit privé.
Quand on demande aux enfants de dessiner leur cour, le terrain de foot apparaît toujours au centre, même s’il ne l’est pas. Dans l’esprit des garçons comme des filles, le terrain de foot crée une échelle de valeurs de ce qui est important, à savoir les garçons, et de ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire les filles. Cela montre à quel point le foot est le jeu dominant.
Quelles peuvent être les conséquences d’une telle organisation de l’espace ?
Les cours de récréation sont aménagées de façon à ce que les filles — et les enfants non « conformes », par exemple ceux en surpoids —, ne se sentent pas légitimes à occuper l’espace. Ce qui, dès l’enfance, remet en cause une égalité de droit, celle entre les femmes et les hommes.
Sous couvert de cela se noue la question des garçons qui ne jouent pas au foot, et que l’on va traiter de filles. Le sexisme est lié à l’homophobie. On se fait traiter d’homosexuel ou on se fait traiter de fille. C’est le même processus : celui qui fait la part belle à la domination et à l’hétéro-normativité, un processus d’infériorisation qui est lié au fait d’être perméable au monde des filles.
Comment permettre plus de mixité ?
La meilleure des façons est de ne pas prescrire d’usage, comme celui du foot. Prescrire un usage, c’est prescrire un public. Ça ne veut pas dire que l’on ne peut pas y jouer, mais on doit pouvoir rendre l’espace plus modulable pour que chacun se l’approprie. Un espace central peut faire peur, alors je travaille sur le fait de créer différents univers dans une cour.
Lorsqu’ils font classe, les instituteurs peuvent encourager d’autres façons de jouer dans la cour, comme la danse, le chant ou les jeux. Pour que les enfants jouent ensemble, il faut les inclure dans le processus de création du jeu. Même si la cour doit toutefois rester un espace de liberté.
Je travaille aussi sur la question des toilettes mixtes, car c’est dans ces lieux cloisonnés que se déroulent les humiliations. Il faudrait des blocs de sanitaires, ouverts sur l’extérieur, dans la cour, avec des portes qui s’ouvrent, et des lavabos dehors, sans miroir.
Y a-t-il une prise de conscience des pouvoirs publics ?
Des initiatives se créent partout en France. Elles sont souvent à l’origine des communes, qui financent les projets de réaménagement des écoles élémentaires. Mais des départements s’y mettent aussi, comme la Gironde, qui donne une impulsion dans les collèges, et tentent que des passerelles se fassent entre collège et primaire. De façon générale, je sens depuis un an une impulsion venant de tous les acteurs de la société sur cette question.
A l’échelle nationale, la charte pour la laïcité lancée en 2015 par Najat Vallaud-Belkacem a fait avancer les choses, notamment en obligeant les collectivités à traiter des questions de mixité. Mais les budgets alloués à l’échelle nationale pour la mixité filles-garçons restent encore insuffisants.