« Plus tard, cette crise sera dans les livres d’histoire et on en aura honte »
« Plus tard, cette crise sera dans les livres d’histoire et on en aura honte »
Par Julia Pascual
Membres de l’équipe de Médecins sans frontières, Liza Courtois et Carlos Jaramillo vivent leur première mission à bord de l’« Aquarius ».
Carlos Jamarillo, 43 ans, est le médecin de l’équipe MSF à bord de l’« Aquarius ». / Samuel Gratacap pour Le Monde
Il a cette analogie en tête. A bord de l’Aquarius, qui fait route vers la Méditerranée centrale, quand Carlos Jaramillo pense aux migrants qu’il se prépare à secourir en mer, il se repasse les images du 11 septembre 2001. Celles de ces femmes et de ces hommes sautant par les fenêtres du World Trade Center, leur corps lancé dans une chute vertigineuse et sans issue. « Il devait y avoir l’enfer derrière ces fenêtres pour qu’ils se jettent dans le vide », dit-il. Comme ces gens qui choisissent de tenter la traversée de la Méditerranée dans des embarcations de fortune. « Ils sont vraiment désespérés pour risquer leur vie en mer », résume Carlos Jaramillo.
C’est la première fois que ce médecin de 43 ans, américano-colombien, monte à bord de l’Aquarius. Il fait partie des trois nouveaux venus au sein de l’équipe de dix humanitaires de Médecins sans frontières (MSF) embarqués sur le navire, aux côtés de l’ONG SOS Méditerranée. « J’étais déjà monté sur un bateau, mais pour des croisières touristiques, dans les Caraïbes ou entre l’Italie et l’Espagne », poursuit Carlos Jaramillo. Nouvelle à bord également, Liza Courtois, infirmière française de 29 ans, ne disposait pas davantage d’une fibre marine, après deux missions pour MSF au Tchad et en République centrafricaine.
L’« Aquarius » plutôt que l’Irak ou la Libye
L’un comme l’autre tenaient pourtant à monter sur l’Aquarius. C’est une opération « unique » aux yeux de Carlos Jaramillo. « Cette année, on m’a proposé de postuler à des missions en Irak et en Libye, mais j’ai choisi celle de l’Aquarius car je pense que c’est un impératif moral de répondre à cette crise humanitaire, justifie-t-il. Et d’un point de vue plus personnel, la question des réfugiés me touche car la Colombie, d’où je viens, a toujours été marquée par une crise autour des déplacés internes. »
Liza Courtois se prépare aussi à une expérience singulière, « pas en termes de vies sauvées mais d’humanisme », tente-t-elle d’expliquer. « Plus tard, cette crise sera dans les livres d’histoire et on en aura honte », croit l’infirmière. Alors qu’elle était encore en République centrafricaine, lors d’une précédente mission, elle se souvient d’avoir beaucoup parlé de l’Aquarius avec ses collègues. « Ce qu’il se passe est terrible, explique-t-elle. D’ordinaire, les gens portent un regard bienveillant sur les travailleurs humanitaires mais, dans le cas des sauvetages en Méditerranée, on a criminalisé les ONG, on y a mélangé des considérations politiques alors que, pour moi, ce sont simplement des vies à sauver. »
Liza Courtois, 29 ans, infirmière pour MSF à bord de l’« Aquarius ». / Samuel Gratacap pour Le Monde
Liza Courtois est, à bord du navire, la personne référente pour repérer les personnes particulièrement vulnérables parmi celles secourues en mer : victimes de torture ou de violences sexuelles, mineurs isolés, femmes enceintes… Elle a, tout au long de son parcours professionnel, majoritairement travaillé dans des services d’urgences hospitaliers, en France, au Québec – où elle réside – puis en République centrafricaine. « Depuis que j’ai 15 ans, j’ai MSF en tête, plaisante la jeune femme. J’aime la façon dont cette ONG s’est construite, le principe de neutralité, celui de restaurer la dignité des gens, d’alléger leur souffrance… »
« Je voudrais que personne ne soit en train de se noyer »
Carlos Jaramillo avait aussi depuis longtemps, « dans un coin de [sa] tête », l’envie de travailler pour MSF. En Pennsylvanie, où il vit, le médecin travaille dans un hôpital comme spécialiste des maladies infectieuses. Il a réalisé une première mission de neuf mois pour MSF en Ouzbékistan en 2016. « Quand j’ai eu 40 ans, j’ai commencé à me dire que si je ne réalisais pas certaines choses maintenant, je ne le ferais probablement jamais, se souvient-il. J’en ai parlé à ma femme et je me suis lancé. »
Sur le pont du bateau, lundi 17 septembre, les équipes de MSF et de SOS Méditerranée s’exercent à un scénario de crise. Le bateau se transforme en hôpital de campagne et les pathologies les plus probables en cas de sauvetage sont passées en revue : hypothermie, arrêt cardiaque, brûlures, déshydratation… « J’ai cassé beaucoup de côtes, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un problème », lance Liza Courtois pour rassurer ceux qui ne sont pas encore familiarisés avec la pratique du massage cardiaque et ses indésirables conséquences. Ils pourraient, en cas d’urgence, devoir prêter main-forte.
Alors que l’Aquarius devrait atteindre mardi soir sa zone de patrouille, au large de la Libye, Carlos Jaramillo médite : « Je suis dans l’attente et dans une forme d’ambiguïté, confie-t-il. Une partie de moi a envie de trouver des gens à sauver mais, en même temps, je ne veux pas souhaiter qu’ils se mettent en danger en prenant la mer. Je voudrais que personne ne soit en train de se noyer. ».
Carlos Jamarillo et Liza Courtois lors de la simulation d’un exercice de plan d’urgence entre la Tunisie et la Sicile, le 17 septembre. / Samuel Gratacap pour Le Monde