Aujourd’hui, que reste-t-il du scandale qui avait entouré la sortie, longtemps chahutée, de La Religieuse, de Jacques Rivette, entre le printemps 1966 et l’été 1967 ? Adapté du roman épistolaire de Denis Diderot (publié en 1796), qui jetait un jour impudique sur les affres et les turpitudes des couvents du XVIIIe siècle, le film, qui ressort en copie restaurée, demeure le cas le plus retentissant de censure d’Etat qui ait jamais frappé en France la création cinématographique.

C’est que, sous la présidence du général de Gaulle, il ne faisait pas bon froisser, surtout en cette période préélectorale, l’institution catholique, dont le magistère moral s’étendait alors sur la bonne conformité des films. Chose étonnante, l’interdiction concernait évidemment un film que personne n’avait encore pu voir, mais au sujet duquel la rumeur polémique n’avait cessé d’enfler, jusque dans des proportions délirantes, montrant au passage que la censure est souvent le symptôme d’une panique collective.

Scénario « testé » au théâtre

La Religieuse est le deuxième long-métrage du jeune Rivette, 31 ans et toujours rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, qui devait se remettre en selle après l’échec public de Paris nous appartient (1961). Jean Gruault, scénariste et compagnon de route de la Nouvelle Vague, venait de signer une adaptation du roman de Diderot pour la scène, dont il tire un scénario avec Rivette. Soumis en 1962 à la commission de contrôle, ce scénario reçoit un avis de précensure défavorable. Difficile dans ces conditions d’intéresser un producteur, avant que l’aventurier Georges de Beauregard, soutien providentiel de la Nouvelle Vague, n’entre dans la danse. En 1963, le scénario est « testé » sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, mis en scène par Jean-Luc Godard, sans que cela ne soulève ni l’indignation ni même les foules. Anna Karina, en tête d’affiche, s’impose alors comme l’interprète idéale pour le rôle de Suzanne Simonin, jeune cadette d’une bonne famille envoyée de force par des parents désargentés au couvent.

Les problèmes commencent dès l’annonce du tournage, en 1965. Rivette est empêché par les pouvoirs publics de tourner à l’abbaye de Fontevraud, en Bourgogne, et doit se rabattre au dernier moment sur la chartreuse d’Avignon. Pendant ce temps, les missives de protestation s’amoncellent sur le bureau d’Alain Peyrefitte, secrétaire d’Etat à l’information, venues de différentes congrégations religieuses, mais aussi d’associations familiales (dont la très influente Association de parents d’élèves de l’enseignement libre), contre la portée jugée « blasphématoire » du projet. C’est son successeur, Yvon Bourges, qui prononcera, le 1er avril 1966, l’interdiction du film, pourtant passé par deux fois devant une commission de contrôle ayant rendu des avis favorables. Le ministre juge le film susceptible de « heurter gravement les sentiments et les consciences d’une très large partie de la population ».

Levée de boucliers

Son interdiction déclenche une levée de boucliers immédiate des milieux culturels et artistiques. Jean-Luc Godard écrit, dans Le Nouvel Observateur, une lettre ouverte interpellant André Malraux, qu’il rebaptise « ministre de la Kultur ». Ce dernier, sans doute piqué, ne s’opposera pas à la sélection du film au Festival de Cannes, dans un geste de complaisance qui commence à débrouiller la situation. Sous le titre Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot, le film sort finalement le 26 juillet 1967 dans cinq salles parisiennes, interdit aux moins de 18 ans et auréolé d’un parfum de scandale qui lui garantit à l’arrivée un joli succès.

Revoir La Religieuse aujourd’hui permet de comprendre, au-delà de l’effroi et de l’émotion que procure ce film magnifique, que la censure institutionnelle ne s’était pas trompée d’ennemi. En racontant par le menu les infortunes de Suzanne Simonin (sans doute le plus beau rôle d’Anna Karina) dans les méandres turpides des couvents, le film ne se montre aucunement blasphématoire, loin de là, mais dépeint avec une violence terrible l’aliénation causée par les logiques institutionnelles, quelles qu’elles soient. Ici, l’institution se définit avant tout par sa clôture.

Une règle abstraite plie la volonté et le corps des êtres, ceux que la société entend soumettre à son contrôle

En son lieu, une règle abstraite plie la volonté et le corps des êtres, ceux que la société entend soumettre à son contrôle, en l’occurrence les femmes (les congrégations servaient, comme le rappelle une voix off introductive, à les enfermer ou à s’en débarrasser). Le couvent de Rivette est filmé comme un dédale obscur et inquiétant, aux reflets rouges et violacés quasi sataniques, où viennent échouer les névroses des sœurs enfermées et ne percent de l’extérieur que des échos lugubres.

Auprès de trois mères supérieures successives, Suzanne rencontre alternativement la bienveillance, l’intégrisme et la débauche sexuelle. Son chemin de croix prend ainsi le tour d’un roman kafkaïen (enfermement et absurdité), d’un récit gothique (le couvent est une sorte de Château d’Otrante, décrit dans le roman d’Horace Walpole paru en 1764, où règnent sévices et humiliations) et d’un mélodrame féminin, digne de ceux de Mizoguchi (la musique stridente et percussive de Jean-Claude Eloy). Suzanne chemine douloureusement vers le seul geste de liberté suprême qu’il lui reste à accomplir au sein d’une existence intégralement enchaînée, le suicide, que Schopenhauer tenait pour « la marque la plus intense d’affirmation de la volonté ».

Film français de Jacques Rivette (1966). Avec Anna Karina, Liselotte Pulver, Micheline Presle, Francine Berger, Francisco Rabal (2 h 15). Sur le Web : www.acaciasfilms.com/film/la-religieuse