L’agroalimentaire et la « fabrique du silence »
L’agroalimentaire et la « fabrique du silence »
Par Martine Delahaye
La journaliste Inès Léraud a enquêté sur l’agrobusiness au centre de la Bretagne.
L’usine de Triskalia – plus gros vendeur de pesticides en Bretagne – à Plouagat (Côtes-d’Armor). / DAMIEN MEYER / AFP
Alors qu’était lancé le manifeste « Nous voulons des coquelicots » par le journaliste de Charlie Hebdo Fabrice Nicolino, mercredi 12 septembre, appelant à interdire les pesticides en France, venait de prendre fin, sur France Culture, une série d’émissions proches de la thématique de ce manifeste : le « Journal breton » d’Inès Léraud.
Ce « journal », la documentariste l’aura tenu au fil de deux saisons (2016-2018) depuis la première région agroalimentaire française, en enquêtant principalement auprès de « la France des invisibles » : des habitants, agriculteurs et ouvriers agricoles, victimes ou malades de l’agrobusiness en Centre Bretagne. Cela dans le cadre de l’émission de France Culture la plus originale qui soit, « Les Pieds sur terre », que produit Sonia Kronlund.
Depuis longtemps déjà, Inès Léraud (37 ans) mène un travail journalistique autour de l’écologie, des lanceurs d’alerte et des fléaux sanitaires (amiante, mercure, produits agricoles toxiques). Vous l’aurez peut-être entendue sur France Inter évoquer les manœuvres du plus gros vendeur de pesticides de Bretagne, Triskalia, par ailleurs plus grand pourvoyeur d’emplois dans la région (« Bretagne : une histoire de grains pourris », dans l’émission « Interception », en 2015) ; ou décrire la toxicité des algues vertes en Bretagne (« Le Grand Déni », dans l’émission « Secrets d’info », en 2016), des émissions réécoutables sur le site de la station.
Mais son travail au long cours pour France Culture, avec son « Journal breton », aura surtout permis de documenter la désinformation orchestrée par le monde de l’agrobusiness pour endormir ou tromper l’opinion publique et étouffer dans l’œuf toute volonté de résister à des pratiques frauduleuses. Ce qu’elle nomme « la fabrique du silence ». S’il n’en fallait qu’une preuve, écoutez les deux dernières émissions de son « journal », diffusées les 4 et 6 septembre.
« Une épreuve, et une expérience incroyable »
En partant s’installer dans un hameau agricole de Centre Bretagne il y a trois ans, Inès Léraud entendait en fait arrêter la radio pendant quelques mois… pour écrire un livre. « Je voulais comprendre de l’intérieur le rôle dans la région de l’industrie agroalimentaire, principale activité économique en Bretagne, y compris pour les petites communes et la vie quotidienne des gens », explique la journaliste. Or Sonia Kronlund l’invite à raconter cette aventure dans une série pour « Les Pieds sur terre », ce qui, finalement, l’aura occupée à temps plein : pas de livre mais, au fil des rencontres et des découvertes, la construction de son journal sonore.
« Cette immersion a été une épreuve, note Inès Léraud de sa voix douce, parce que j’y ai côtoyé des ouvriers et des agriculteurs pris dans des tragédies, des maladies liées aux cadences infernales des chaînes, aux pesticides, et acculés à des faillites. Mais ce fut aussi une expérience incroyable : vivre, enquêter sur place et diffuser régulièrement des émissions m’ont permis de recevoir tous les jours, de la part de la population, un soutien inattendu et de nouvelles informations. Ainsi, chaque enquête en a généré d’autres. »
La jeune femme aura aussi reçu beaucoup de courrier envoyé d’un peu partout en France, qui pour lui indiquer combien ses enquêtes microlocales avaient un écho bien au-delà du Centre Bretagne, qui pour déplorer le manque d’enquêtes de ce type, sur le monde rural, ailleurs en France. « Tout cela a donné beaucoup de sens à mon travail, m’a fait éprouver ma responsabilité de journaliste, la réelle utilité de ce métier, ajoute-t-elle. Je crois que je continuerai longtemps, d’une manière ou d’une autre, à enquêter sur l’agroalimentaire breton. Des scandales restés dans l’ombre, il y en a encore beaucoup ! »
« Cette petite utopie journalistique »
La jeune femme prépare d’ailleurs une émission, toujours pour « Les Pieds sur terre », sur le bio en Bretagne, nous a indiqué Sonia Kronlund, qui, en accord avec la directrice de France Culture, Sandrine Treiner, envisage de prolonger la vie de ce « Journal breton », « cette petite utopie journalistique », comme le qualifie Inès Léraud, sous la forme d’un livre. « Il m’est arrivé de me dire, en écoutant ce “Journal breton”, notait Sonia Kronlund en présentant l’épilogue de cette série, qu’Inès ne faisait pas seulement des émissions de radio, mais qu’elle construisait une œuvre au sens concret du terme, qu’elle bâtissait patiemment, pierre par pierre, un édifice solide, puissant et mesuré. Je le dis d’autant plus facilement que je n’y suis pas pour grand-chose. Une œuvre pour l’avenir, j’espère, utile et ouverte. »
Pour cette nouvelle saison des « Pieds sur terre » (2018-2019), la documentariste et la productrice ont décidé de prolonger avant tout une collection positive et optimiste, qui compte déjà sept épisodes (diffusés du 14 décembre 2016 au 24 mai 2017 sur France Culture) : une série qui a valu à Inès Léraud le prix Reporters d’espoirs en 2017, et intitulée « Des citoyens qui changent le monde ».
« Les Pieds sur terre » : « Journal breton », d’Inès Léraud. Saisons 1 et 2 (22 × 30 min), à réécouter sur France Culture.