Youssouf, jeune Ivoirien de 20 ans, à bord de l’« Aquarius », le 20 septembre, après avoir été secouru en mer. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Ils lui ont montré les étoiles et, au large, la lumière des torchères des plates-formes pétrolières. Ils lui ont dit de les suivre, pour se guider. « Si je ratais, je mourrai. Sinon, j’irai en Italie. » Youssouf a pris la barre du moteur. L’Ivoirien de 20 ans n’avait jamais navigué, il ne sait même pas nager.

Dix Pakistanais, neuf hommes et un adolescent de 14 ans, se sont installés avec lui dans la petite barque de fibre de verre. Il les avait rencontrés l’avant-veille dans une maison de Zouara, ville côtière à l’ouest de la Libye. Ils ont tous pris la mer, vers 23 heures, mercredi 19 septembre. « J’ai pris mon courage en main pour sauver ma vie. Et Dieu nous a aidés aussi », dit Youssouf.

Peu après le lever du jour, jeudi, un sauveteur de l’Aquarius, le navire des ONG SOS Méditerranée et de Médecins sans frontières (MSF), les a repérés à la jumelle. Il a d’abord cru à un mouton de vague, à 28 milles au large de la Libye et plus de 120 milles du rivage européen le plus proche, l’île italienne de Lampedusa.

« Mon futur est entre vos mains », confie Ch. Amraiz. Après avoir passé huit heures en mer, ce Pakistanaisde de 38 ans a été secouru par l'équipage de l'« Aquarius ». Le 20 septembre. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Cette année, 1 728 personnes sont mortes en tentant de traverser la mer Méditerranée, d’après l’Organisation internationale pour les migrations

« J’ai vu des gens en train d’écoper de l’eau, raconte Nick Romaniuk, responsable des opérations de recherches et de secours de SOS Méditerranée. Ils avaient des gilets de sauvetage mais ce sont des modèles de mauvaise confection, qui se remplissent d’eau donc c’est dangereux. Ils n’ont pas de radio, pas de balise de détresse et il y a de la houle. S’il se passe quelque chose, ils meurent, c’est tout. » Les équipes de l’Aquarius ont procédé au sauvetage des onze personnes.

Cette année, 1 728 personnes sont mortes en tentant de traverser la mer Méditerranée, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). La route de la Méditerranée centrale, qui relie la Libye à l’Italie, est la plus dangereuse. Près de 15 000 personnes y ont péri depuis 2014. Même si le nombre de départs n’a jamais été aussi bas depuis quatre ans, le taux de mortalité est en forte hausse en 2018, conséquence directe du retrait des ONG de la zone.

Depuis que l’Italie a refusé, en juin, d’accueillir l’Aquarius et les 630 migrants à son bord – le contraignant à se rendre à Valence en Espagne –, les ports italiens et maltais sont fermés aux navires humanitaires. Tout l’été, plusieurs sauvetages ont donc généré une mini-crise diplomatique avant que des solutions de débarquement soient trouvées, au cas par cas. Plusieurs bateaux d’ONG sont en outre bloqués à Malte.

Le 20 septembre, les chaussures trempées des onze rescapés sèchent sur le pont principal de l'« Aquarius ». / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

L’Aquarius est donc aujourd’hui le seul à patrouiller en Méditerranée centrale. Mais il a dû renoncer à son traditionnel port d’attache sicilien et a perdu son pavillon gibraltais. Il navigue désormais sous drapeau panaméen et doit aller jusqu’à Marseille pour ses escales techniques. « Avant, nous savions que nous pouvions débarquer des personnes secourues au bout de deux ou trois jours mais, maintenant, on se prépare à des attentes longues en mer », ajoute Edouard Courcelle, chargé pour MSF de la logistique à bord.

« Graves maltraitances »

L’Aquarius doit aussi composer avec la montée en puissance des gardes-côtes libyens. D’ordinaire, les opérations de secours aux embarcations en détresse étaient coordonnées par les autorités maritimes italiennes. « Depuis fin juin, l’Organisation maritime internationale a reconnu officiellement la compétence de la Libye en matière de coordination des opérations de recherche et de sauvetage [dans les eaux internationales] au large du pays », souligne Laura Garel, de SOS Méditerranée.

Jeudi, l’Aquarius a donc pris attache avec les autorités maritimes libyennes, qui ont voulu transférer les onze personnes à bord d’une vedette de gardes-côtes. Le navire humanitaire a refusé, estimant que le pays n’offre pas un lieu sûr de débarquement, selon les conventions maritimes internationales. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a lui aussi rappelé début septembre que la Libye n’est pas une option en raison des « graves maltraitances » qu’y risquent les migrants. L’Aquarius s’est donc tourné vers les autorités maltaises et italiennes.

Le 20 septembre, l'équipage de l'« Aquarius » procède à la destruction et au marquage du bateau avec la date et l'inscription SAR AQU, après le sauvetage de onze personnes, dont un mineur de 14 ans. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Les premières ont répondu qu’elles n’étaient pas « l’autorité compétente ni appropriée » tandis que les secondes ont dit qu’elles n’offriraient pas de port sûr parce qu’elles n’avaient pas coordonné le sauvetage. Le ministre de l’intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, avait déjà expliqué sur Twitter que l’Aquarius « a refusé de collaborer avec les gardes-côtes libyens » et que « maintenant il erre en Méditerranée. Je le dis et je le répète : qu’il aille où il veut mais pas en Italie, les ports sont fermés ».

A minuit, alors qu’il continuait de patrouiller au large de la Libye, dans l’attente, le grain s’est formé au-dessus du navire. Des éclairs ont déchiré le ciel et des vagues de deux mètres se sont formées. « Aucune barque ne survit dans cette tempête », commentait un sauveteur sur le pont, tandis que dix Pakistanais et un Ivoirien courraient s’abriter à l’intérieur du bateau.

Reportage d’un sauvetage à bord de l’« Aquarius »