« Le Monde des livres » a publié dans son édition du 21 septembre, sous la signature de l’historien André Loez, une recension du livre récemment paru de Johann Chapoutot et Christian Ingrao (Hitler, PUF), qui se concluait par ces mots : « Il faut regretter que l’indéniable familiarité des auteurs avec l’histoire du nazisme n’ait pas abouti au travail fiable et rigoureux qui s’imposait sur un tel sujet, et qu’on pouvait attendre d’eux. »

De façon inhabituelle, les deux historiens ont, depuis, réagi publiquement en diffusant sur les réseaux sociaux un texte dans lequel ils estiment que leur livre aurait été « mal lu », jugement qu’ils pensent étayer en avançant, sur cinq points, que les erreurs ou omissions relevées par notre collaborateur « ne sont pas présentes dans [leur] texte ».

Vérités factuelles

Or elles le sont, et d’autres encore, non mentionnées dans cette brève recension. Il convient donc, hors de tout esprit de polémique envers des auteurs dont les travaux précédents ont été régulièrement salués dans nos colonnes, de rétablir quelques vérités factuelles, mises à mal par leur réponse.

  1. Ce qu’ils y écrivent sur la Nuit de cristal, la déclaration de guerre aux Etats-Unis et la question de la prise de décision du génocide, qu’André Loez leur avait reproché de ne pas traiter, lui donne en fait raison : ces points ne sont pas abordés dans le livre, puisqu’ils sont uniquement cités dans la « Chronologie » placée en fin de volume – simple liste de dates et d’événements qui ne font, selon l’usage, l’objet d’aucun commentaire. Les auteurs n’ont réellement analysé ces trois questions dans aucun passage de leur livre.
  2. La réponse de Johann Chapoutot et Christian Ingrao sur l’allusion, dans l’article, aux pages qu’ils consacrent aux Jeux olympiques de 1936 ne correspond pas à ce qu’André Loez a écrit, c’est-à-dire : « Alors que trois pages du livre sont dévolues aux Jeux olympiques de 1936, certaines des décisions les plus marquantes du Führer disparaissent. » Répondre qu’il s’agit dans ces pages de « la situation de l’Allemagne nazie dans le concert des nations », ce qui va de soi à propos d’une telle compétition, revient à faire croire qu’André Loez les aurait accusés de s’en être tenus à la dimension sportive de l’événement, idée bien sûr absente de son article. Il s’agissait de relever une disproportion, eu égard aux lourdes omissions que nous avons rappelées.
  3. Un caporal, à rebours de l’erreur signalée par André Loez, qu’ils réitèrent en lui répondant, n’est pas un sous-officier, du moins pas dans l’armée bavaroise, dont Hitler fut soldat pendant la première guerre mondiale. Il y avait plus précisément reçu le grade de gefreiter, qui correspond, dans l’armée française, au statut d’un soldat de première classe. Johann Chapoutot et Christian Ingrao écrivent en outre dans leur réponse : « Est-ce vraiment ce détail qui fonde l’originalité et la pertinence du travail de Thomas Weber (…) ? », alors qu’André Loez ne cite pas l’historien allemand sur ce point. Ce qu’il écrit en réalité, c’est que Thomas Weber, dans La Première Guerre d’Hitler (Perrin, 2012), a établi qu’Hitler n’avait jamais été « un soldat comme un autre », ainsi qu’ils l’avancent dans leur livre.
  4. Comme André Loez le notait dans l’article, s’étonnant qu’on explique un événement de mars 1933 par un autre survenu en juillet de la même année, Johann Chapoutot et Christian Ingrao écrivent bien dans le livre que « l’obtention d’un accord du Vatican pour la signature d’un concordat en juillet 1933 » est ce qui « permet à Hitler de se rallier les voix du parti catholique Zentrum pour le vote de la loi des pleins pouvoirs le 23 mars 1933 ». Il n’est pas question, comme ils l’écrivent pour justifier cette phrase, d’une « espérance » mais d’une « obtention » et d’une « signature ». Au demeurant, il n’est pas possible d’affirmer, ainsi qu’ils le font dans leur réponse, que « toute l’historiographie lie les deux événements ». Le politiste Ivan Ermakoff, par exemple, écarte ce facteur explicatif dans Ruling Oneself Out (Duke University Press, 2008), de même que l’historien Martin Menke dans son article de synthèse sur la question (« Misunderstood Civic Duty », Journal of Church and State, 2009).
  5. Selon les deux historiens, le chiffre de « 20 millions de chômeurs » en Allemagne en 1932, qu’André Loez jugeait invraisemblable, est le résultat des « avancées de la recherche », qui auraient permis d’ajouter aux chiffres habituels les chômeurs « non recensés ». Aucune source n’est citée pour justifier cette assertion. On peut en revanche trouver dans la nouvelle édition (septembre 2018) d’un livre qui fait autorité, Weimar Germany. Promise and Tragedy, d’Eric D. Weitz (Princeton University Press, 1re édition 2007), toujours pour 1932, le chiffre de 8 millions de chômeurs, en incluant ceux qui n’étaient pas recensés (pour 6 millions de chômeurs officiels), soit 40 % de la main-d’œuvre allemande potentielle. Laquelle s’élevait donc, selon Eric D. Weitz, à environ… 20 millions. Le chiffre avancé dans le Hitler de Chapoutot et Ingrao correspondrait ainsi à un taux de chômage de 100 %.

La place nécessaire

Les auteurs défendent ensuite l’intérêt des sources historiographiques de leur livre, ce qui ne constitue pas une réponse : André Loez leur avait seulement reproché de ne pas les expliciter.

Il est par ailleurs inexact d’écrire que l’article serait paru « dans un temps record », pour sous-entendre que le travail aurait été bâclé. Certes, il a été publié au lendemain de la parution du livre. Mais l’éditeur, selon l’usage constant du métier, avait adressé des exemplaires (les « épreuves non corrigées ») au « Monde des livres » et à André Loez début juillet. Ce dernier a eu deux mois pour les lire en détail, avant de recevoir en septembre le livre définitif, dans lequel les erreurs déjà notées étaient toujours présentes.

Il n’est pas dans les habitudes du « Monde des livres » de consacrer de longs articles à des livres qu’il ne recommande pas à ses lecteurs, quand bien même il estime devoir les traiter, notamment lorsqu’il reconnaît, comme c’est le cas ici, l’importance de leurs auteurs. En conséquence, André Loez n’a pas disposé de toute la place nécessaire pour évoquer toutes les erreurs qu’il a relevées dans le bref ouvrage de Johann Chapoutot et Christian Ingrao, erreurs dont nous tenons la liste à leur disposition.

PUF