A Vesoul en 2016, Edwige Pitel avait remporté à 49 ans un quatrième titre de championne de France (deux fois contre-la-montre, deux fois en ligne). / SEBASTIEN BOZON / AFP

Edwige Pitel, qui dispute samedi le championnat du monde de cyclisme à Innsbruck avec l’équipe de France, nous a lancé un défi : « J’aimerais que vous vous démarquiez de tous les autres journalistes en essayant de ne pas la citer, de ne pas me comparer à elle. Quand elle n’était plus performante, on nous rebattait encore les oreilles avec elle. C’était il y a presque dix ans. Il est temps d’arrêter ! » Hélas, les journalistes sont tous les mêmes. Lorsqu’on est monté sur les hauteurs de Grenoble avec la championne de 51 ans, on n’a pu s’empêcher de penser à « elle ».

Les cyclistes qui disputent les championnats du monde à 50 ans passés ne sont déjà pas si nombreuses. Si en plus elles ont accolé à leur nom le plus grand palmarès du sport français… Alors, Jeannie Longo est restée une présence, un sparadrap qui colle à Edwige Pitel, parce qu’en apparence tout les rapproche : la longévité, bien sûr, le combat contre le jeunisme et l’inclination victimaire, Grenoble pour la vie et les Etats-Unis pour la préparation. Et Patrice Ciprelli, on y reviendra. Edwige Pitel pourrait trouver l’analogie flatteuse. A l’inverse, elle s’en désole.

« Elle traîne une mauvaise image dans le milieu cycliste et c’est la même chose pour moi, parce que je suis arrivée derrière elle »

« La comparaison est négative. Elle traîne une mauvaise image dans le milieu cycliste et c’est la même chose pour moi, parce que je suis arrivée derrière elle. Ça me retombe dessus, déplore-t-elle. Alors qu’on n’a pas du tout le même vécu ! Elle a fait quarante ans de vélo, je n’en ai que quinze derrière moi. Je ne me suis jamais mis en marge de la fédération comme elle l’a fait. Les jeunes m’ont toujours dit : “T’es pas comme elle !” »

Entre Pitel et son aînée, « ça a toujours été assez compliqué. Quand je suis arrivée dans le vélo, j’étais comme le grand public, je l’admirais. Dès lors que j’ai découvert le personnage, je n’admirais d’elle que ses résultats… Maintenant, même cela, je ne le respecte plus. »

Allusion à l’affaire qui a mis un astérisque au monstrueux palmarès de Longo : après des révélations du journal L’Equipe en 2011, une enquête de gendarmerie a mis au jour des achats répétés d’EPO par Patrice Ciprelli, mari et entraîneur de Jeannie Longo, depuis 2007. Patrice Ciprelli, qui a mis en avant une utilisation personnelle bien qu’étant un sportif amateur, a été condamné à un an de prison avec sursis.

« Ça a été la guerre »

Edwige Pitel est de celles qui ont approché de très près ce couple singulier, éruptif, sans pudeur, uni par la performance et qui a chuté ensemble. Lorsque Pitel s’est installée à Grenoble en 2007, pour travailler au service informatique de la mairie – où Jeannie Longo, décidément, avait été adjointe d’Alain Carignon (maire de 1983 à 1995), quinze ans plus tôt –, elle s’est rapprochée des deux seuls cyclistes qu’elle connaissait en ville. « Ciprelli m’a réellement entraînée six mois, jusqu’à ce que je devienne championne de France en 2007. A partir du moment où j’ai battu Longo, ça a été la guerre. Il a essayé de me désentraîner pour que je régresse. J’ai repris mon envol quand j’ai été débarrassée d’eux, fin 2008. » Elle tourne le visage, et d’une voix qui se brise : « Je n’ai plus envie de parler de ça. Ils m’ont fait suffisamment de mal. »

« Entre nous, ça a toujours été assez compliqué », dit Edwige Pitel (à gauche) à propos de Jeannie Longo, ici sacrée championne de France pour la 57e fois, en 2010. / FRANK PERRY / AFP

La première fois qu’Edwige Pitel s’est demandé si elle était trop vieille, elle avait 25 ans. L’athlétisme, abandonné sept ans plus tôt, lui faisait de l’œil. Elle a replongé, convaincue par un entraîneur que « les qualités, ça ne se perd pas, ça se retravaille ». Deux fois plus avancée dans sa vie, Edwige Pitel ne se pose plus la question de l’âge : elle constitue peut-être la meilleure chance de l’équipe de France sur le difficile circuit d’Innsbruck.

Sa présence pose une question à laquelle le cyclisme féminin tricolore s’est habitué : parmi les six meilleures Françaises et malgré tout quinquagénaire, est-elle une tache, un témoignage gênant du niveau moyen de la corporation ? Ou, à l’inverse, un exemple de carrière longue et de l’ouverture de la Fédération française de cyclisme ? Edwige Pitel retient que la nouvelle direction sportive de la Fédération ne l’a pas « discriminée » sur la base de son âge. A l’entendre, cela n’a pas toujours été le cas.

« Cette affiche, c’est la preuve en images que j’étais bien discriminée par la Fédération »

Ses absences aux Jeux olympiques 2008 et 2016 lui serrent encore le cœur, moins toutefois qu’une autre décision fédérale : traditionnellement, l’affiche du championnat de France met en avant les deux vainqueurs, homme et femme, de l’année précédente. En 2017, Edwige Pitel, championne sortante, a été remplacée par une régionale. Dans son salon, l’affiche est épinglée ; mais elle a collé sa tête à la place.

« Cette affiche, c’est la preuve en image que j’étais bien discriminée par la Fédération [alors dirigée par l’actuel président de l’Union cycliste internationale, David Lappartient]. Pour les mêmes raisons que ma non-sélection pour les JO 2016, alors que je dominais les autres Françaises de la tête et des épaules dans un stage avant les Jeux, que le parcours de Rio était fait pour moi, développe-t-elle. Ils se sont toujours défendus, que ce soit le critère, parce que c’est répréhensible pénalement. Après ça, j’ai voulu arrêter, comme en 2008. J’en avais ras le bol de lutter contre les moulins à vent. Mais tout le monde m’a dit : “Tu leur donnerais raison.” »

Misogynie

Cette fois, Innsbruck ressemble à la fin de la route. Cinq semaines après sa dernière participation, le championnat du monde sera « usant, mais moins difficile que les JO de Rio » : les femmes n’auront pas à escalader la terrible côte qui conclura la course masculine, une preuve de plus de la « misogynie de ce sport ». Quinze ans de carrière permettent de se faire une idée : « Quand j’ai voulu prendre ma première licence à l’AVC Aix-en-Provence, on m’a dit : “Non, on ne prend pas les filles.” Le sport commence à s’ouvrir parce qu’ils n’ont pas le choix, parce qu’il y a une pression médiatique et que c’est la tendance partout. La misogynie n’est plus à visage découvert mais j’imagine très bien qu’en coulisses ils se disent : “Les filles, ras le bol”. Alors que les courses sont plus intéressantes que celles des hommes. »

En France, les cyclistes qui vivent exclusivement du vélo se comptent sur les doigts de la main. D’autres bénéficient d’un détachement en étant salariées par l’armée, une collectivité ou une entreprise publique. Edwige Pitel cale ses entraînements et compétitions dans le temps que lui laisse son emploi d’ingénieure informatique à la métropole de Grenoble, un contrat à 70 %. Elle porte gratuitement les couleurs d’une équipe russe.

Si elle se refuse à dire officiellement qu’elle s’apprête à raccrocher – elle l’a déjà fait à deux reprises, avant de reprendre –, la fille d’instits de Loudéac (Côtes-d’Armor) s’est préparée « au vide énorme » qui suivra une carrière de trente ans à haut niveau : le cyclisme a succédé à l’athlétisme et au duathlon, dont elle est double championne du monde. Elle continuera à rouler pour le plaisir mais se tiendra loin des compétitions : dans sa catégorie d’âge, les distances sont trop courtes à son goût. Surtout, elle risquerait d’y croiser Jeannie Longo.