Le Soudan du Sud recompte ses morts
Le Soudan du Sud recompte ses morts
Par Florence Miettaux (contributrice Le Monde Afrique, Juba)
Une étude statistique a réévalué le nombre de victimes de la guerre civile à 383 000 personnes alors que les Nations unies estimaient le bilan à 50 000 morts.
Des femmes et des enfants attendent d’être enregistrés par le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) à Thonyor, au Soudan du Sud, en février 2017. / Siegfried Modola / REUTERS
Voilà un chiffre qui démontre une fois de plus l’ampleur de la souffrance au Soudan du Sud. Une étude conduite par la London School of Hygiene and Tropical Medicine (LSHTM), publiée le 26 septembre, estime à 383 000 le nombre de morts causées par le conflit au Soudan du Sud, entre son déclenchement en décembre 2013 et le mois d’avril 2018.
Le chiffre habituellement avancé par les Nations unies évalue à 50 000 le nombre de victimes et à près d’un tiers des 12 millions d’habitants du pays le nombre de celles déplacées par les combats – des estimations qui apparaissent désormais bien en dessous de la réalité. Aucune étude scientifique des pertes humaines dues à la guerre n’avait, en fait, été conduite jusque-là.
« Nous n’aurions pas dû attendre presque cinq ans pour réaliser ce travail », explique, depuis Londres, le professeur Francesco Checchi, qui a dirigé l’équipe scientifique à qui l’United States Institute of Peace (USIP), un organisme dédié à la résolution des conflits dans le monde, a commandé l’étude, en partenariat avec le département d’Etat américain. Un regret pour les vies qui auraient pu être sauvées, souligne Francesco Checchi, car « le taux de mortalité est un indicateur clé pour mesurer la gravité d’une crise et attirer plus de ressources pour l’action humanitaire ».
« L’excès de morts »
Au cœur de l’étude, un modèle statistique à même d’estimer « l’excès de morts » lié à la guerre, c’est-à-dire le nombre de décès qui n’auraient pas eu lieu sans l’existence d’un conflit armé. La méthode est complexe et un brin déroutante puisqu’elle consiste à recomposer des statistiques de mortalité là où aucune enquête de terrain n’est disponible. Préexistantes à l’étude, comme toutes les données utilisées, ces enquêtes contiennent des informations sur la mortalité mais ne couvrent que 15 % du pays et de la période. « Il fallait parvenir à estimer un phénomène sans pouvoir le mesurer directement », explique le professeur.
L’équipe de la LSHTM a ainsi compilé des centaines de bases de données disponibles auprès principalement des agences onusiennes opérant au Soudan du Sud, pour chaque comté du pays et chaque mois, pendant toute la période. Ces informations ont permis de former des « variables de prédiction », et donc d’évaluer le taux de mortalité en fonction des déplacements de population, des combats ou encore des situations de famine. « Le modèle repose sur l’enchaînement des causes qui mènent à la mort », décrypte M. Checchi.
Une recomposition de la population était aussi nécessaire. A la fois la population réelle, et la population qui aurait été celle du Soudan du Sud sans le conflit. « Ce qui nous intéresse, c’est la différence entre les deux, “l’excès de morts” qu’on peut imputer à la crise », explique le professeur. L’étude avance donc le chiffre de 190 000 victimes de mort violente (meurtres, blessures intentionnelles), qui ont été plus nombreuses dans les régions d’Upper Nile, au nord-est, et d’Equatoria, au sud, en 2016 et 2017, lorsque la guerre a contaminé des zones jusque-là épargnées. « J’ai été surpris de découvrir l’ampleur des premiers chiffres, avoue le professeur. Je m’attendais à ce que la famine soit le principal facteur de mortalité. Or beaucoup de vies ont été perdues par manque ou défaut de protection des populations civiles. »
« Situation catastrophique »
Le rapport invite donc à une révision de leur protection, mais aussi de la réponse humanitaire. Sans dire que l’intervention humanitaire est inadéquate, les auteurs insistent sur le fait que « le taux de mortalité élevé montre que la santé publique, la sécurité alimentaire et autres services humanitaires ont été insuffisants ».
A Juba, la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss) n’a pas encore réagi officiellement au rapport. Andrea Noyes, adjointe au chef du bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, salue cependant cette publication « bénéfique car elle fait parler de la situation catastrophique du pays ». Depuis 2013, selon l’ONU, 110 travailleurs humanitaires sont morts au Soudan du Sud, et 13 pour la seule année 2018. Le Soudan du Sud a été classé, pour la troisième année consécutive, le pays le plus meurtrier au monde pour les humanitaires, devant la Syrie et l’Afghanistan.
World Vision, une ONG internationale, a connu récemment un épisode emblématique de la difficulté des opérations humanitaires au Soudan du Sud, où se combattent de multiples groupes armés. En mai, huit de ses employés ont été kidnappés pendant une semaine, dans la région de Western Equatoria. « Tout s’est bien terminé pour eux, explique Mesfin Loha, directeur de World Vision pour le Soudan du Sud. Mais nous rencontrons de grandes difficultés d’accès : barrières bureaucratiques, intimidation, manque d’infrastructures pour accéder aux populations. » M. Loha est familier des interruptions d’activités dues aux offensives militaires et aux relocalisations d’opérations dans la précipitation pour accompagner des déplacés : « Nous apportons une aide importante, et ce rapport le montre. Je ne suis pas surpris par le chiffre, malheureusement. »
Une cour pour juger les crimes
Plusieurs autres organisations humanitaires internationales ont refusé de commenter le rapport, tout comme la présidence sud-soudanaise, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde Afrique. Au ministère des affaires humanitaires et de la gestion des catastrophes, le sous-secrétaire Gatwech Peter Kulang avoue ne pas pouvoir faire de commentaire sur l’étude, qu’il n’a pas encore lue. « Ce que je sais, c’est qu’il y a ici actuellement 6 millions de personnes dans le besoin. » Il vante les mérites de l’accord de paix signé le 12 septembre à Addis-Abeba, en Ethiopie, entre le gouvernement dirigé par Salva Kiir et la majorité des groupes d’opposition, parmi lesquels la faction de l’ancien vice-président Riek Machar. « Toutes les jeunes nations sont passées par là, justifie-t-il. Ça devrait s’améliorer. »
Le président sud-soudanais Salva Kiir (coiffé d’un chapeau) et son ancien vice-président Riek Machar, à Addis-Abeba, en Ethiopie, le 12 septembre 2018. / YONAS TADESSE / AFP
« Le chiffre de 300 000 ne me choque pas », lâche Edmond Yakani, qui dirige l’ONG sud-soudanaise de défense des droits humains CEPO et est l’un des membres fondateurs de l’initiative Remembering the Ones We Lost, dédiée à la mémoire des victimes du conflit. « Lorsque nous avons démarré le projet, nous avions comme objectif de créer un mémorial pour les victimes et les générations futures. Nous souhaitions aussi générer de l’information sur tous les niveaux d’atrocités, pour s’en servir un jour dans un tribunal. »
Mais, pour l’instant, M. Yakani admet qu’on n’en est pas là, même si l’accord de paix stipule la mise en place d’une cour hybride pour juger les crimes commis. En attendant, ses membres travaillent bénévolement à redonner une identité à chaque personne disparue signalée par des proches. Quelque 7 000 victimes du conflit ont ainsi retrouvé un nom et une histoire.
« Ce rapport tombe à un moment où presque tout le monde pense à autre chose ! On fête déjà la paix !, s’exclame avec ironie Henry Taban, le directeur de Rural Action Against Hunger, une ONG sud-soudanaise. Dans le fond, peu importe le chiffre avancé. Ce qui compte, c’est ce qu’il va provoquer : va-t-il permettre de conduire des investigations sur le terrain et de savoir ce qui s’est réellement passé, et d’enfin ouvrir la voie à la justice ? »