Budget de la justice : « Le retard historique est structurel »
Budget de la justice : « Le retard historique est structurel »
A l’occasion de la publication de l’étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, son président, le magistrat Jean-Paul Jean, a répondu, jeudi, aux questions d’internautes du « Monde.fr ».
Le tribunal de Coulommiers, en Seine-et-Marne. / Christophe Lehenaff / Photononstop
La justice française a-t-elle réellement assez de moyens ? Selon le Conseil de l’Europe, la France est à la traîne, qui consacre 65,90 euros par an et par habitant à la justice, contre 122 euros, par exemple, en Allemagne. A l’occasion de la publication de l’étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej), vous avez posé vos questions à Jean-Paul Jean, magistrat, président de chambre à la Cour de cassation et président de la Cepej.
tutur33 : On dit souvent que la justice manque de moyens. Pourtant, depuis plusieurs années, les budgets sont en hausse. Est-ce parce que l’argent est mal réparti, ou est-ce parce que les hausses de budget ne suffisent pas ?
Jean-Paul Jean : Le budget de la justice, tel que défini par le Conseil de l’Europe, inclut trois composantes : le budget des tribunaux, des parquets et l’aide judiciaire. C’est la même chose pour les quarante-cinq pays comparés. On n’inclut pas, par exemple, le budget des prisons, qui absorbe une part croissante du budget du ministère. Les budgets de la justice progressent régulièrement, mais le retard historique est structurel.
Mahel : La LPJ va-t-elle dans le bon sens pour pallier ce manque de moyens, dénoncé depuis des années, de la justice française ?
La loi de programmation de la justice (LPJ) dont vous parlez va dans le bon sens : + 24 % en cinq ans programmés. Il y a maintenant un consensus politique pour augmenter les moyens, et le rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, depuis plusieurs années, a joué un rôle d’aiguillon. Mais en même temps, la justice se trouve confrontée à une multiplication de ses missions. Par exemple, en 2011, on a donné compétence au juge de contrôler toutes les hospitalisations sans consentement, en ne donnant aucun moyen nouveau. La réforme est entrée en vigueur en plein mois d’août, les juges ont fait face, il n’y a eu aucun incident, et personne n’en a parlé…
zelda : La solution consiste-t-elle uniquement en une augmentation des effectifs de magistrats et fonctionnaires, ou faudrait-il modifier les procédures, déjudiciariser ?
C’est une politique d’ensemble qu’il faut conduire. Les parquets sont clairement en sous-effectif. Pour le reste, c’est surtout une question d’équipe autour du juge (greffiers, assistants, etc.), des moyens informatiques et des conditions de travail adaptés, mais aussi de méthodes et d’organisation.
Les pays d’Europe du Nord ont beaucoup plus recours à la médiation. Les avocats, dans certains pays, sont plus enclins à trouver des solutions négociées qu’à engager des contentieux, une caractéristique des pays d’Europe du Sud. Les modes alternatifs de résolution des litiges (MARL) se développent partout en Europe.
Des procédures doivent être adaptées à certains contentieux, par exemple, la résolution en ligne de contentieux liés au commerce par Internet.
Décideurs magazine : Ne pensez-vous pas que le recours à certaines Legaltech, comme celles sur la justice prédictive, est un investissement qui permettrait d’alléger dans l’avenir le budget de la justice ?
Ce terme de « justice prédictive », largement utilisé, ne me convient pas. Je préfère parler de « justice actuarielle », fondée, comme les prévisions en matière d’assurance, sur des probabilités statistiques. Je suis favorable à l’utilisation des algorithmes comme simple aide à la décision du juge dans les affaires simples et répétitives.
Mais le marché prometteur de cette justice dite « prédictive » fait que des Legaltech vont offrir, dans des contentieux plus complexes, de plus en plus de services spécialisés en version premium au service des intérêts des justiciables qui pourront les financer. Cela accroîtra l’inégalité devant la justice.
Loridan : Que pensez-vous de l’apport des juristes assistants, notamment dans la perspective d’une intégration de ces derniers au corps ?
L’apport de ces jeunes juristes postmaster qui travaillent aux côtés des magistrats est incontestable. Ils font des recherches, des travaux préparatoires pour les magistrats du siège ou du parquet. Ces échanges et cette formation sont particulièrement positifs. Cela permet aussi de préparer certains à l’intégration future dans la magistrature, avec une connaissance utile des réalités des tribunaux.
Question : Quelles sont les conséquences d’un manque de moyens ? Tant pour le justiciable que pour les professionnels du droit ?
Essentiellement, des délais de jugement trop longs, mais pas seulement. Des audiences surchargées qui peuvent se terminer tard dans la nuit, avec des comparutions immédiates qui se multiplient, des juges et greffiers fatigués.
Quand on voit une audience correctionnelle de même nature en Allemagne ou aux Pays-Bas, pour rester sur ces pays, c’est une tout autre réalité : les effectifs sont plus nombreux, l’organisation et les conditions de travail meilleures, des audiences beaucoup moins bousculées, mieux organisées avec les avocats, où le fait d’avoir le temps nécessaire permet de rendre une justice sereine où l’on prend le temps d’expliquer.
Flo : Pourquoi le budget 2019 ne prévoit-il qu’une faible augmentation du budget par rapport à 2018, alors qu’il y a tant à financer (rénovation de prisons, etc.) ?
Jade : L’augmentation du budget alloué à la justice pour l’année 2019 est-elle suffisante pour moderniser et améliorer le système judiciaire français ? On a longtemps eu l’impression que ce secteur n’était pas la priorité des gouvernements successifs. Est-ce toujours le cas ?
Je réponds à ces deux questions en même temps. Il faut d’abord savoir à quoi l’on veut que serve l’argent, pour quels objectifs. Dans l’immédiat, ce dont ont besoin les tribunaux, ce sont des crédits souples pour gérer le quotidien, ne pas mendier une photocopieuse, remplacer un matériel informatique. D’autres pays, sur ce plan-là, ont une gestion beaucoup plus déconcentrée où les présidents et procureurs ont des marges sur leur budget de fonctionnement.
A moyen terme, ce qu’il faut développer, c’est l’équipe autour du juge et du procureur, pour les assister dans leur travail. L’équipement informatique, quant à lui, se situe à un niveau correct, quand on compare au niveau européen, mais c’est la transformation radicale induite par le numérique qu’il faut maintenant penser et conduire. Les excellentes formations qu’ils ont reçues à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) et à l’Ecole nationale des greffes (ENG) les y ont préparés.