L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Tout plaide – dès le premier plan – pour un film générationnel. Une fille en pleurs, dans un appartement de postadolescente, à moitié nue devant son ordinateur, envoie un message comme une bouteille à la mer au garçon dont on suppose qu’il vient de la laisser tomber. Extension informatique de soi-même, précarité et insatisfaction sociale, errance affective, ordalie sexuelle. Ou égotisme généralisé, tout le monde se parlant à soi-même alors même qu’il s’adresse à l’autre. People That Are Not Me, comme le titre le dit si bien. Ça fait effectivement du monde.

Joy, Israélienne d’à vue de nez 30 ans, représente ici un type sociologique occidental, une sorte de keatonisme féministe. La réalisatrice Hadas Ben Aroya, qui a bricolé ce premier long-métrage pour la fin de ses études, compose et interprète ce personnage avec un culot, un charme et un talent remarquables. Petite brunette vive au visage polymorphe, marchant à cent à l’heure, laconique et rentre-dedans, baignant dans un océan de mauve et de violet, victime sérielle de son angoisse et de la fatalité quant au choix de ses partenaires masculins. Le personnage est insolite, attachant, drolatique. Il conjoint l’humour dépressif à la première personne du cinéma de Woody Allen à la crudité sexuelle et au marasme sentimental des séries contemporaines produites par Judd Apatow, comme Girls ou Love.

Il y a là l’ex, qui la fuit. Nir, un échalas qui termine sa thèse. Et Oren, un kibboutznik introverti

Le décor télavivien accueillant cette tragi-comédie de la quête sentimentale est réduit à sa plus simple expression. Un appartement, bulle « girly » destinée à contenir tout le désenchantement du monde. Une allée arborée pour en sortir. Un autre appartement, non loin dans la même allée, devant la porte duquel son ancien petit ami la laisse moisir. Un bar-dance floor électro où pister de potentiels nouveaux décollages. Le film tourne entre ces lieux sans que rien n’y bouge réellement, tel un manège à ­quatre chevaux. Il y a là l’ex, qui la fuit et voudrait tout au plus récupérer le double des clés de son appartement. Nir, un échalas qui termine sa thèse, en qui Joy est encline à voir son sauveur affectif. Et Oren, un kibboutznik introverti qui déménage en ville et aspire à devenir son colocataire.

La mise en scène organise entre ces figures un jeu de bonneteau burlesque, qui met les apparences cul par-dessus tête. Nir affecte la souffrance romantique. En réalité, c’est un salopard d’autant plus splendide qu’il s’ignore. Phobique, incapable de nouer un lien véritable avec quiconque, logorrhéique, il ne songe qu’à terminer sa thèse. Ce grand oiseau malade envoûte Joy par son érudition, mais passe son temps à parler au lit et ne semble pouvoir tirer plaisir que de l’éventualité d’une éjaculation faciale. A l’inverse, Oren le paysan sioniste au verbe rare et aux épaules de déménageur se révèle d’une sensibilité maladive. Lorsque Joy, par une nuit de doute et de déconvenue, jette brutalement et crûment sur lui son dévolu, l’athlète perd tous ses moyens, se révèle tout en pudeur et en demande de tendresse.

Stoïcisme masochiste

Le désarroi – et aussi bien sa drôlerie – vient ici de la désynchronisation des sentiments, du timing passionnel cahoteux entre les personnages. A la traîne perpétuelle de Nir, faux rédempteur qui lui inflige la nécessité d’un stoïcisme masochiste, Joy, par un sursaut qu’elle pense salvateur, tétanise à son tour le doux et timide Oren par l’électrochoc d’une franche et impérieuse avance sexuelle. Ce funeste désordre des choses, cette sombre fatalité qui désaccorde les personnages tombent sur le film comme une force qui s’ingénie à contrecarrer son aspiration manifeste à la joie, à la simplicité, à la légèreté. Tout dans la mise en scène y conduit pourtant : Joy et son sourire désarmant, sa propension à vivre nue, le minimalisme de l’action et du décor, la fluidité des plans-séquences, la pop télavivienne ténue et planante (Buttering Trio, Garden City Movement) qui enrobe ce monde de douceur.

Cette sourde lutte des forces antagonistes, ces constants paradoxes qui déjouent le programme font en même temps de People That Are Not Me un film plein de vie. Une œuvre venue du Moyen-Orient mais tournée dans la lumière hivernale de Tel-Aviv. Un film obsédé par la sexualité, mais dont les images les plus frappantes en la matière prennent des voies de traverse. L’autoérotisme d’un orang-outan qui urine joyeusement dans sa propre bouche sur la chaîne YouTube. L’amour aliéné d’une jeune femme entrée par effraction, qui s’agrippe avec l’énergie d’une possédée à son ex-amant endormi. Deux images nocturnes, enragées, déviantes, saisies au cœur de la solitude qui les engendre, mais exprimées avec la distance humoristique qui permet de les partager.

2018 10 24 - People that are not me - Bande annonce VOST FR
Durée : 00:53

Film israélien d’Hadas Ben Aroya. Avec Hadas Ben Aroya, Yonatan Bar-Or, Netzer Charitt (1 h 20). Sur le Web : www.waynapitch.com/people-that-are-not-me