« Bully » : regard de voyeur sur dérive adolescente
« Bully » : regard de voyeur sur dérive adolescente
Par Thomas Sotinel
Larry Clark, qui s’est inspiré d’un fait divers de 1993, moralise sans éviter la complaisance.
C’est peut-être quelque chose dans l’eau potable de cette ville de Floride qui prive ses usagers d’intellect et de sens moral. Bully, le troisième film de Larry Clark, est peuplé d’adolescents décervelés engendrés par des parents sourds et aveugles à la dépravation de leur progéniture. Bobby Kent (Nick Stahl) et Marty Puccio (Brad Renfro) sont amis depuis leur plus tendre enfance. Tout petits déjà, le premier persécutait le second. Quand on les découvre à l’écran, ils arrivent au bout de leur adolescence, ils sont jeunes et jolis, Bobby va partir à l’université, Marty a quitté le lycée, il travaille dans un fast-food pour l’été. Bobby ne connaît toujours pas de plus grand plaisir que d’infliger douleurs et humiliations à son meilleur ami. Et Marty ne sait comment s’affranchir de cette dépendance. Jusqu’à ce que sa nouvelle petite amie, Lisa (Rachel Miner), rencontrée sur la banquette arrière de la voiture de Bobby, ne lui suggère de tuer son tourmenteur.
Le cheminement de cette idée, sa mise en œuvre sont la substance du Bully, qui s’inspire d’un fait divers survenu en 1993. L’ineptie du plan concocté par Lisa, misérable Lady Macbeth des plages, l’incompétence dont les assassins font preuve tout au long de sa préparation et de son exécution arrachent quelques ricanements sinistres. Mais Larry Clark n’a pas entrepris ce film pour ajouter au canon de l’humour noir. Bully aspire au statut de cri d’alarme, qui s’étale sur les affiches du film : « Vous ne savez pas de quoi ils sont capables… » Slogan que l’on a probablement conçu pour être énoncé d’une voix caverneuse. Mais cet avertissement trouve sa vérité sur un autre ton, celui du témoin scandalisé et émoustillé par le spectacle qui s’offre à ses yeux.
Séquences démonstratives
Pour masquer ce trouble exquis, Larry Clark se tient à distance de ses personnages. Sa mise en scène se veut strictement béhavioriste, découpant la vie de ses spécimens en séquences démonstratives : la copulation, la prise de stupéfiants, le surf, le repas en famille, la sortie en boîte, l’après-midi à l’arcade de jeux vidéo. Cette énumération est présentée avec un aplomb qui voudrait la faire passer pour exhaustive. Il en ressort que pas un de ces enfants n’est à même de lire un livre, de toucher à un instrument de musique, de réussir un bricolage plus compliqué que la confection d’un joint.
La méthode de l’entomologiste est un alibi bien commode pour le cinéaste, qui veut convaincre que la jeunesse qu’il montre se réduit à cette animalité. Dans le dossier de presse, David McKenna, le scénariste, déclare : « Il est temps de prendre conscience de la vie que mènent beaucoup de nos enfants. » Mais comme en témoignent, de par le monde, les milliers de papillons morts fichés par une épingle sur des tableaux de liège, les entomologistes (ceux qui pratiquent ce mode de conservation en tout cas) ne veulent pas de bien aux objets de leur attention. The Collector, le roman de John Fowles qui inspira un film à William Wyler, explorait les affinités entre ce désir de mettre sous cloche un peu de beauté vivante et la possession sexuelle.
Avec Kids, son premier film, Larry Clark avait facilement convaincu qu’il prenait un plaisir extrême à filmer les corps d’adolescents. On l’avait moins cru lorsqu’il avait proclamé, à l’écran et à la ville, qu’il ne le faisait que dans le souci de la santé morale des jeunes générations. Bully est un film plus mis en scène, à la direction d’acteurs plus précise que Kids, Larry Clark se vautre avec bonheur (au double sens de plaisir et de réussite) dans la moiteur tropicale d’un été en Floride.
Bully - Trailer
Durée : 01:59
Bully, de Larry Clark. Avec Brad Renfro, Rachel Miner, Nick Stahl (EU, 2001, 1 h 51).