Rafael Nadal et Novak Djokovic sont censés s’affronter à la fin décembre à Djedda. / Geoff Burke / USA TODAY Sports

Ils sont venus à Paris ferrailler pour le trône de numéro 1 mondial. Mais c’est au sujet d’un autre royaume que Rafael Nadal et Novak Djokovic ont été tenus de s’expliquer, dimanche 28 octobre. Avant l’ouverture du Masters 1 000 de Paris-Bercy, les numéros 1 et 2 mondiaux du tennis masculin ont répondu – pour le moins gênés – à des questions portant sur leur participation à une rencontre d’exhibition programmée pour la fin décembre à Djedda, en Arabie saoudite.

En cette période de vacance du circuit mondial, ce type de matchs dans des pays prêts à y mettre le prix est monnaie courante. Et les meilleurs joueurs du monde n’hésitent pas à courir le cachet durant l’intersaison. Ces dernières années, Nadal et Federer ont ainsi disputé des rencontres promouvant le modeste mais lucratif tournoi de Doha – sur un tapis volant – offrant à l’organisateur qatari de jolis clichés promotionnels.

Au moment où il a été signé, le contrat liant Nadal, Djokovic et le royaume saoudien n’avait pas l’odeur de soufre qu’il véhicule aujourd’hui. C’était avant le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi dans l’enceinte du consulat saoudien d’Istanbul. Selon des responsables turcs, cet opposant a été victime d’un meurtre soigneusement planifié et perpétré par une équipe d’agents venus de Ryad.

Le 7 octobre, quelques jours après la disparition de Jamal Khashoggi et alors que des rumeurs commençaient à lier celle-ci à l’Arabie saoudite, Rafael Nadal et Novak Djokovic ont chacun publié un tweet promotionnel – chose courante dans ce genre de contrat – vantant le pays.

« On est en train d’évaluer la situation »

Conscients de l’image que renverrait la tenue d’une telle rencontre dans la ville royale de Djedda, les agents des joueurs s’activent désormais en coulisse pour tenter de rétropédaler. Mais le contrat – il est question d’un million de dollars par joueur – étant directement signé avec l’Autorité générale du sport saoudien, l’affaire est ardue.

D’où un difficile exercice d’équilibriste. « Quand ce type de choses se produit, c’est catastrophique, c’est terrible. Un journaliste a perdu la vie. Et je sais que des choses horribles se sont passées à l’intérieur de ce consulat, a reconnu Rafael Nadal. Donc on est en train d’évaluer la situation et on espère que les choses vont s’éclaircir le plus vite possible. »

Plus prudent encore, Novak Djokovic s’est retranché derrière son « apolitisme » pour ne pas piper mot quant au fond de l’affaire. « Malheureusement, on s’est retrouvés tous les deux attirés dans cette situation, a-t-il déploré, précisant que l’engagement avait été conclu voici plus d’un an pour préparer la saison. C’était une décision tennistique, professionnelle, à l’époque. Maintenant, je suis conscient de ce qui se passe avec l’Arabie saoudite. Quand on voit quelque chose de ce genre, bien entendu, on a un ressenti. Mais je ne peux pas vous en dire davantage. »

Ayant pour coutume de « rester professionnel et de respecter les gens vis-à-vis desquels [il s’est] engagé », le Joker attend « plus d’informations sur ce qui se passe, afin de pouvoir prendre une décision rationnelle pour savoir s’il convient d’y aller ou pas ».

Pressions d’Amnesty International

Autre sport, mêmes interrogations. Amnesty International a pressé, samedi, la Juventus Turin et le Milan AC de boycotter la Supercoupe d’Italie, dont la délocalisation en janvier 2019 à Ryad avait été annoncée en grande pompe en juin par l’Autorité générale du sport saoudien. Une pratique habituelle dans nombre de championnats européens – la France a ainsi disputé son trophée des champions à Shenzhen, en Chine, cette année.

Selon plusieurs médias italiens, l’accord entre l’Arabie saoudite et la Ligue nationale professionnelle Série A (Lega Serie A) rapportera sept millions d’euros – que se partageront les deux clubs et la Ligue. Après la Libye, la Chine, les Etats-Unis et le Qatar, l’Italie a choisi Ryad pour héberger les éditions 2018-2019 et 2020 de sa « Supercoppa ».

Cette décision a été regrettée par le dernier ministre des sports italien – l’actuel gouvernement Conte a supprimé le poste –, Luca Lotti (centre gauche). Ce dernier s’est ému sur Facebook de « la nouvelle terrifiante de la mort horrible » du journaliste Khashoggi et a appelé à « empêcher le football italien d’écrire une page sombre » de son histoire.

« Même avant le meurtre de Jamal Khashoggi, l’Arabie saoudite présentait un épouvantable bilan à propos des droits de l’homme, a rappelé le responsable de la section politique d’Amnesty International au Royaume-Uni, Allan Hogarth. Les grands clubs, comme la Juventus et l’AC Milan, doivent comprendre que leur participation à des événements sportifs dans ce pays pourrait être considérée comme une caution sportive. »

Levier de communication

Depuis 2016, le sport est l’un des leviers de communication sur lequel s’appuie l’Arabie saoudite pour essayer de casser son image de pays conservateur. A la suite du prince héritier Mohammed Ben Salman, le pays a multiplié les initiatives – illustrées notamment par l’ouverture des stades de football aux femmes – liées au sport.

« Toutes ces initiatives visent à augmenter l’influence saoudienne, analyse James Dorsey, chercheur à l’Ecole d’études internationales S. Rajaratnam à Singapour. Ils se servent du sport pour des raisons politiques, et ça a augmenté ces dernières années. »

Outre le match Nadal-Djokovic, d’ici à la fin de l’année, un combat de catch organisé par la surpuissante WWE (World Wrestling Entertainment), suivi d’une étape du Tour européen de golf doivent se dérouler dans le royaume saoudien. Des engagements sur le long terme - les contrats courent sur plusieurs années – à même d’offrir des retombées positives au pays.

Les exemples ne manquent pas dans l’histoire de régimes autoritaires utilisant le sport comme levier de communication. Difficile d’offrir une image plus ouverte que celle d’un stade plein acclamant des athlètes du monde entier. La dernière Coupe du monde, en Russie, a ainsi servi au « soft power » de Vladimir Poutine.

Et quand les dizaines de milliers de supporteurs du stade de Ryad célèbrent Neymar et consorts, le 16 octobre, lors de la délocalisation de la rencontre amicale Brésil-Argentine, « c’est le même mécanisme qui s’opère », estime James Dorsey. Pour lui, les sportifs, Nadal et Djokovic en tête, « ne devraient pas ignorer ce qu’implique de jouer ce jeu, quitte à perdre de l’argent ».