L’Afrique s’impatiente de ne pas changer
L’Afrique s’impatiente de ne pas changer
Par Maryline Baumard
Les indices 2018 de la gouvernance de l’Afrique révèlent un continent où même les économies les plus dynamiques ne changent pas assez vite la vie quotidienne. Au grand dam des sociétés civiles.
« Afroptimistes » et « afropessimistes », rangez vos catégories de lecture du continent noir. Ce 29 octobre, une voix devrait mettre en sourdine pour quelques heures au moins les regards que les Européens ou les Américains plaquent sur ces 54 pays. Place donc aux « signaux faibles » qu’envoient les 1,2 milliard d’Africains avec leur demande insistante d’école pour leurs enfants, de sécurité, de plus de liberté d’expression, d’un meilleur accès à la santé… L’immense société civile africaine a des besoins globalement tus que l’Anglo-Soudanais, Mo Ibrahim, porte aujourd’hui sur la place publique.
Depuis dix ans, la fondation de ce milliardaire qui a fait fortune dans les Telecom compile plus d’une centaine d’indicateurs issus de trente-huit sources pour relayer des mouvements invisibles ou peu médiatisés du continent. Loin des données classiques de développement produites par les grands organismes internationaux, sa fondation basée à Londres, a construit sa propre grille de marqueurs sur des mesures toujours plus en lien avec le quotidien des Africains.
Ses résultats 2018 de la gouvernance en Afrique racontent à la fois des attentes fortes et non comblées, en même temps qu’ils soulignent une fracture entre l’Afrique qui va de l’avant et celle qui recule. Pour Mo Ibrahim, le développement économique est durable ou n’est pas. En clair, l’évolution du produit intérieur brut (PIB) mérite d’être mesuré s’il sert les intérêts des Africains et non seulement les actionnaires des sociétés qui font des affaires entre équateur et tropiques. Le reste n’est que statistique.
Fracture entre deux Afriques
Alors qu’une quinzaine de pays affichent de vrais progrès sur le développement économique durable mais aussi sur le développement humain et le respect des droits de l’homme, un autre pan du continent est en train de décrocher. Invisible au premier coup d’œil, puisque globalement l’Afrique continue d’avancer, ce hiatus est une des grandes leçons de l’indice Mo Ibrahim 2018.
Cette Afrique au double visage, qui s’impose donc en filigrane, montre que la moitié des citoyens africains (48,7 %) vivent dans un pays qui a amélioré sa gouvernance sur la décennie passée et de façon plus nette encore depuis cinq ans. Le groupe est tiré par une quinzaine de « locomotives », au premier rang desquels figurent la Côte-d’Ivoire avec la plus grosse progression des 54 pays (qui se traduit par un gain de 12,7 points depuis 2008 sur une échelle 100), le Maroc (+10 points) ou le Kenya (+8 points). Cet indicateur global de la gouvernance en Afrique fait la moyenne de la centaine de critères analysés. Il inclut entre autres mesures la liberté d’expression, la participation politique des femmes, l’accès au droit, à la santé aussi bien que la fréquentation des écoles et lycées, mais aussi les créations d’emplois et la capacité des entreprises à se financer…
Afrique Rapport Mo Ibrahim 2018 / Le Monde
A l’opposé de ce groupe de tête, 18 pays affichent une gouvernance globale moins bonne qu’il y a dix ans. Comme s’ils avaient mis la marche arrière. La Libye pointe en tête du groupe (−15,6 points), eu égard au chaos qui s’est installé depuis la mort de Mouammar Kadhafi en 2011 ; mais le Burundi (−5 points) et le Mali (−4 points) y figurent aussi. Le premier reste fragilisé par la crise politique de 2015 avec la fuite de plus de 250 000 personnes ; le second est en proie au djihadisme au nord, au centre et au sud mais aussi à des violences intercommunautaires. En revanche, le Burkina Faso, qui inquiète beaucoup la France à cause de la montée des violences, conserve malgré tout en 2018 un indice positif (+4,8 points) sur la décennie. Comme si la déstabilisation actuelle n’avait pas encore de traduction chiffrée.
Sous ces données globales, l’indice Mo Ibrahim s’arrête à quatre sous-groupes : la sécurité et la justice, le respect des droits humains, le développement personnel et le développement économique durable.
Une dynamique qui ne s’enclenche pas
Cette dernière partie, telle qu’elle est appréhendée, permet de pointer un des problèmes de fond des économies africaines. La fondation note en effet l’absence de lien clair entre le développement économique brut, calculé par la hausse du produit intérieur brut (PIB) et un développement plus qualitatif qui inscrirait les pays dans un cercle vertueux avec la mise en place d’un écosystème créateur d’emplois.
En 2017, quatre des dix pays ayant le PIB le plus élevé du continent affichent un score inférieur à la moyenne africaine en matière d’opportunité économique durable : l’Algérie, l’Angola, le Nigeria et le Soudan. Pendant ce temps, deux des plus petites économies du continent, les Seychelles et le Cabo Verde, parviennent elles à offrir de vraies opportunités économiques durables à leurs citoyens. La dynamique qui permettrait ce passage n’est donc pas enclenchée. Plus globalement, les résultats 2018 obligent à pointer que « la croissance du PIB enregistrée sur les dix dernières années (+39,7 %) ne s’est pas traduite par des progrès dans la sous-catégorie développement économique durable (+0,2 %) », comme le notent les analystes auteurs du rapport. Pire, presque la moitié des citoyens africains vivent dans un pays où le développement économique durable a régressé ces dix dernières années. En fait, l’indicateur est d’autant plus intéressant que le manque de créations d’emplois qui se fait déjà cruellement sentir, risque d’empirer dans les années à venir, compte tenu de l’arrivée massive de nouvelles générations sur le marché du travail. Si aujourd’hui 60 % du 1,25 milliard d’Africains ont moins de 25 ans, ce groupe devrait grossir de 8,7 % dans les cinq ans. Difficile d’imaginer dans ce contexte des économies capables de créer chaque année assez de postes pour absorber les nouveaux venus… C’est évidemment un des défis du continent.
En dépit de cet avertissement, l’indice Mo Ibrahim invite à conserver une part d’optimisme, puisque globalement, 13 des 54 pays sont sur une belle courbe ascendante de « développement durable » sur les dix années passées, avec le Maroc en tête (+14,1 points). Pour prendre la mesure de ces avancées, mais aussi leur fragilité, l’exemple du Rwanda est assez parlant. Officiellement c’est une des belles réussites économiques du continent avec une montée en flèche de 9,5 points sur la décennie en matière d’environnement des affaires (une des sous catégories des indices qui mesure notamment la capacité des entreprises à se financer). Si l’on en reste au progrès brut des marqueurs économiques, on se doit de saluer le pays de Paul Kagame. Pourtant, la fondation rappelle que même dans ce pays « des voyants sont passés à l’orange ces cinq dernières années, entre 2013 et 2018 » et que « la courbe ascendante s’est orientée à la baisse, menaçant d’entacher la belle tendance décennale »… Preuve s’il en fallait que même les plus beaux succès ne sont pas gravés dans le marbre. D’ailleurs, face aux 13 pays qui avancent sur ce point, ils sont quand même 10 à avoir connu sur la même période un retournement de situation.
Afrique Rapport Mo Ibrahim 2018 / Le Monde
Protection sociale, école, santé
Si l’économie durable doit être surveillée de près, le développement humain, lui, continue de progresser, indépendamment. « C’est même l’indicateur qui a le plus crû ces dix dernières années avec une hausse globale de 3,5 points », rappelle le rapport Mo Ibrahim. Cet indicateur intègre notamment la protection sociale (stable +10 points sur la décennie), l’éducation (+7 points) et la santé (+9 points).
Les progrès en santé sont intéressants car ils ont un impact fort sur la vie des gens. Ils incluent aussi bien les vies sauvées que le développement du bien-être. Y figurent pêle-mêle l’absence de mortalité maternelle et infantile, ou de maladies contagieuses ; l’accès pour chacun à un réseau de santé, à des médicaments contre le SIDA, des vaccins. Cette série d’indicateurs s’est améliorée dans 47 pays, changeant du même coup le quotidien d’une bonne part des 1,2 milliard d’Africains (même s’il ne faut pas négliger le statu quo sur l’insécurité alimentaire dans certaines zones). De belles avancées, comme celle du Sénégal et son bond de 17,9 points sur la décennie, croisent des plongées dangereuses comme celle de Madagascar qui voit son score chuter de 7,9 points sur la même période.
Afrique Rapport Mo Ibrahim 2018 / Le Monde
Si cette évolution de la prise en compte de la santé invite à un optimisme global, elle pointe aussi un très intéressant changement quant aux attentes des populations. En effet, un des seuls indicateurs qui régresse dans cette thématique, reste l’appréciation portée sur les offres de santé. Lui est négatif, quand les indicateurs plus bruts sont positifs. La preuve que le niveau d’attente des populations est en train de croître très rapidement. Plus vite que les progrès accomplis.
C’est la même chose pour l’école. D’après les données chiffrées, le taux de scolarisation s’est dégradé dans la moitié des pays du continent et a globalement décru de 0,7 point sur la décennie. En fait, cette donnée masque les progrès, puisque plus d’enfants vont à l’école, certes qu’il y a dix ans, mais comme ils sont aussi bien plus nombreux à être en âge d’y aller, ce taux de scolarisation ne bouge pas, ou régresse… Aujourd’hui, les familles sont moins satisfaites de l’offre d’éducation de leur pays qu’il y a cinq ans. Leurs récriminations portent moins sur le taux de scolarisation que sur la qualité de l’école, et son découplage du marché du travail, notamment des besoins du secteur privé. Deux points qui montrent les attentes qualitatives grandissantes des citoyens africains et leur prise de conscience de la nécessité d’une école qui offre bien plus qu’une alphabétisation. Alors que beaucoup reste encore à faire sur l’éducation primaire, il faudrait être capable d’embrayer sur les formations professionnelles.
Les indicateurs Mo Ibrahim sont aussi un bon moyen de mesurer un mécontentement montant de la société civile que des manifestations souvent durement réprimées ne permettent pas d’évaluer à leur juste mesure. Une partie des sociétés civiles se sent méprisée ou a minima oubliée. Et dans la moisson 2018 d’indicateurs, les récriminations portent sur la liberté d’association qui a perdu 6,6 points (ce qui est conséquent dans un classement sur 100), comme la liberté d’expression (−5,6) ou l’écoute accordée à la société civile (−2).
Afrique Rapport Mo Ibrahim 2018 / Le Monde
En contrepoint de cette demande d’expression, qui marque le réveil d’une société civile, les citoyens ressentent aussi un besoin fort de protection. Or, ils ont désormais le sentiment que la sécurité policière, judiciaire ou sociale que leur garantissait hier leur Etat est en train de s’effriter ; qu’il s’agisse de leur sécurité individuelle (−6,1 points) ou de la sécurité nationale (−4,4 points globalement, mais −24 points au Nigeria par exemple). Cette double donnée devrait inquiéter les gouvernements. Additionné à l’envie d’exister en tant que société civile, ce dernier point raconte en mode mineur un vrai mécontentement global, preuve d’un décalage croissant entre les pouvoirs nationaux et les populations. Une donnée que certains Etats européens négligent, trop contents d’une stabilité à court terme, fût-elle à courte vue.
Afrique Rapport Mo Ibrahim 2018 / Le Monde