Le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), salue pendant une parade militaire à Benghazi, le 7 mai 2018. / ABDULLAH DOMA / AFP

Le terme est dur : « occupation étrangère ». Ainsi le maire de Sebha, chef-lieu du Fezzan, région méridionale de la Libye, qualifiait-il au printemps, selon la presse libyenne, la présence dans cette zone de groupes armés originaires du Tchad et du Soudan. Six mois plus tard, le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque (est) et l’un des principaux protagonistes de la crise libyenne, cherche à exploiter au mieux les crispations nationalistes autour d’une telle « occupation » en jouant de ses muscles dans le sud du pays, où il renforce lentement sa présence.

Alors que l’impasse politico-militaire se prolonge entre les deux pôles de pouvoir, l’un établi à Benghazi (est) et l’autre à Tripoli (ouest), le Sud libyen devient un théâtre de plus en plus disputé, d’autant que sa position frontalière avec le Niger, le Tchad et le Soudan en accroît la valeur stratégique. Le 13 octobre, l’aviation de Haftar, chef autoproclamé de l’Armée nationale libyenne (ANL), soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes unis et, un peu, par la France, a bombardé une nouvelle fois – la précédente série de raids avait eu lieu en mars – les positions d’un groupe de l’opposition armée tchadienne évoluant dans le Fezzan. Quelques jours plus tard, le 16 octobre, le maréchal rendait visite à N’Djamena au président tchadien, Idriss Déby. La bonne coopération entre les deux hommes est l’une des données cruciales dans la géopolitique de cette partie de l’aire sahélo-saharienne.

Base de projection vers Tripoli

Leurs intérêts convergent. M. Déby veut mettre hors d’état de nuire les factions de son opposition armée ayant trouvé refuge dans le Sud libyen, d’où elles lancent des attaques contre le nord du Tchad. Le 11 août, le Conseil du commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR), le principal groupe rebelle tchadien, a revendiqué une attaque sur une localité du Tibesti, le plus important assaut de ce type depuis 2009. Depuis, l’aviation de N’Djamena multiplie les raids aériens dans le but de « nettoyer » – selon le terme employé officiellement – la zone d’orpailleurs y opérant de manière « illégale » et d’empêcher ainsi la jonction entre ces derniers et des mouvements rebelles.

Quant à Khalifa Haftar, le déclenchement d’une offensive contre ces groupes « étrangers » lui permet de justifier sa présence croissante dans le Sud libyen, qui vise, selon de nombreux observateurs, à bâtir une future base de projection vers Tripoli. Le maréchal, qui ne reconnaît pas la légalité du gouvernement d’accord national établi dans la capitale sous la présidence de Fayez Al-Sarraj (et soutenu par les Nations unies), n’a jamais fait mystère de son intention de « libérer » la ville. A cette fin, relèvent les analystes du théâtre libyen, il cherche à se glisser progressivement vers le nord-ouest tripolitain à partir du sud, et à prendre ainsi la capitale en étau.

A l’origine, l’homme fort de la Cyrénaïque ciblait les groupes de l’opposition armée tchadienne repliés en Libye, car ces derniers s’étaient alliés aux milices proches de Misrata, la cité portuaire de la Tripolitaine où se recrutent ses plus farouches adversaires. C’est, du reste, à l’instigation de la Troisième Force, la grande brigade misratie déployée dans le Fezzan, que s’était créé en 2016 le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) à partir d’une dissidence de l’Union des forces pour la démocratie et le développement, jusqu’alors le principal groupe rebelle tchadien. Dans la généalogie tourmentée de ces mouvements d’opposition, le FACT sera à son tour ébranlé par une scission, celle qui donnera naissance au CCMSR défiant aujourd’hui ouvertement N’Djamena à partir de la Libye.

L’effectif total de ces formations se situerait « entre 2 000 et 3 500 hommes », selon un rapport du groupe d’experts des Nations unies sur la Libye publié début 2018. Le fait que nombre d’entre eux se soient mis au service – rémunéré – des factions libyennes antagonistes leur a valu l’appellation de « mercenaires étrangers ». Les combattants tchadiens ont ainsi pris part à nombre d’opérations militaires aux côtés de la Troisième Force et de la Brigade de défense de Benghazi, un groupe « révolutionnaire » à inclination islamiste. Ils sont intervenus en mars 2017 sur le Croissant pétrolier – un arc de terminaux situé en bordure du golfe de Syrte –, ravi temporairement à Haftar, ainsi que dans l’attaque sanglante (entre 75 et 141 morts) en mai 2017 de la base de l’ANL à Brak Al-Shati, à proximité de Sebha, la « capitale » du Fezzan.

Le sort des groupes tchadiens en Libye connaît toutefois un profond bouleversement à partir de ce printemps 2017, alors que la Troisième Force se retire progressivement du Fezzan, affaiblie par le grignotage de Haftar épaulé par l’aviation des Emirats arabes unis. Avec le repli des Misratis disparaît un précieux protecteur ; dès lors, certains mouvements tchadiens sont forcés de composer avec le maréchal libyen. Dans le district d’Al-Jufrah, le FACT est ainsi autorisé à rester sur place sous réserve qu’il « se tienne tranquille », selon le mot d’un observateur international basé à Tunis. Pour d’autres formations, « la survie passe par une implication croissante dans les réseaux de contrebande », note un journaliste libyen issu de la communauté des Toubou, installée de part et d’autre des frontières entre le Tchad, la Libye et le Niger.

« Gangs, terroristes et criminels »

La récente dégradation de la situation sécuritaire dans le Fezzan, due notamment à la multiplication d’enlèvements assortis de demandes de rançon, découle à l’évidence de cette reconversion de rebelles tchadiens dans des activités criminelles. En lançant son opération contre « les gangs, terroristes et criminels » dans le Sud libyen, Haftar cherche à capitaliser sur l’exaspération de la population locale. Si sa présence – bien que croissante – est à ce stade plutôt limitée dans le Fezzan, l’ANL du maréchal peut s’y appuyer sur des groupes supplétifs. Parmi ces derniers figure notamment la brigade Khalid Bin Walid, une force dirigée par un Toubou salafiste et active ces dernières semaines dans des escarmouches contre des rebelles tchadiens.

Dans ce contexte, la pression sur les « mercenaires tchadiens » est vouée à s’intensifier. La signature, fin mai, d’un accord de coopération sécuritaire entre le Soudan, le Tchad, la Libye et le Niger, qui autorise notamment un « droit de poursuite », va légaliser de possibles incursions de l’armée tchadienne du côté libyen de la frontière pour traquer des rebelles anti-N’Djamena.

Pour ces derniers, la situation s’annonce d’autant plus délicate que les Toubou libyens, avec lesquels ils partagent d’étroits liens ethniques, ne sont pas – ou plus – nécessairement disposés à embrasser leur cause. « Nombre d’entre eux estiment que les autres communautés [les tribus arabes] de cette zone géographique remettent en cause leur présence même sur ce territoire. Dans ce contexte, les Toubou de Libye sont contraints de conserver de bonnes relations avec le Tchad », écrivent Jérôme Tubiana et Claudio Gramizzi dans un rapport (« Les Toubou dans la tourmente : présence et absence de l’Etat dans le triangle Tchad-Soudan-Libye ») publié en juin 2017 par l’organisation Small Arms Survey.

La reprise des affrontements à Sebha entre des Toubou et la tribu arabe des Ouled Slimane, en fin d’année 2017, a confirmé – après la guerre de 2014-2015 à Oubari entre Toubou et Touareg – la fragilité des relations intercommunautaires dans le Sud libyen. Le discours sur une « occupation étrangère » menaçant la « souveraineté nationale » rencontre un écho croissant dans les communautés arabes libyennes de la région, qu’il s’agisse des Ouled Slimane à Sebha ou des Zway à Kufrah (sud-est). « Les Toubou de Libye, du Tchad et du Niger veulent créer leur République sur le modèle kurde, dénonce un responsable Ouled Slimane de passage à Tunis. Et cela, nous ne pouvons pas l’accepter. » De telles visées irrédentistes n’ont jamais été proclamées par les Toubou eux-mêmes, mais certaines figures des autres communautés le croient, ou feignent de le croire, nourrissant une certaine paranoïa autour d’un péril séparatiste dans le Sud libyen.

Le paradoxe est que le maréchal Haftar, qui cherche à exploiter ce malaise à son profit, n’hésite pas lui-même à recourir aux services des « mercenaires étrangers », notamment des rebelles darfouris en lutte contre le régime soudanais, que l’ex-Guide libyen Mouammar Kadhafi avait jadis déjà abrités. L’un des principaux groupes darfouris, l’Armée de libération du Soudan de Minni Minawai (SLA-MM), est ainsi déployé pour garder des installations du Croissant pétrolier, dont Haftar s’était emparé à l’automne 2016. Preuve de cette collusion, le dernier rapport du groupe d’experts des Nations unies, publié en septembre, reproduit un « laissez-passer » signé par un commandant de l’ANL de la zone d’Al-Jufrah au bénéfice d’un convoi darfouri de la SLA-MM en route vers le sud de Sebha. « Haftar dénonce et utilise à la fois les mercenaires étrangers en Libye », remarque un observateur international à Tunis. Et, comme pour le Tchad, la présence dans le pays de ces groupes darfouris met la frontière avec le Soudan sous pression.