Victoire de Bolsonaro, attentat de Pittsburgh… pourquoi tant de haine ?
Victoire de Bolsonaro, attentat de Pittsburgh… pourquoi tant de haine ?
Professeur de philosophie, Thomas Schauder analyse les ressorts de ce sentiment et les raisons de son actuelle prospérité.
Lors d’une manifestation de protestation à la venue de Donald Trump après l’attentat de Pittsburgh, lors duquel un tireur a tué 11 personnes dans une synagogue, le 27 octobre. / BRENDAN SMIALOWSKI / AFP
Chronique Phil’d’actu. Malgré les nombreux appels à « combattre la haine » et à « résister à la haine », force est d’admettre que la haine se porte bien de nos jours. En un seul week-end, on a vu un parti politique ouvertement xénophobe entrer dans le dernier parlement régional allemand dont il était absent, l’élection à la présidence du Brésil d’un candidat qui assume sa haine des minorités et un attentat antisémite à Pittsburgh, aux Etats-Unis, qui a coûté la vie à onze personnes. En France, les associations dénoncent une vague d’agressions à caractère homophobe. Et le tableau ne serait pas complet sans les morts provoquées quasi quotidiennement par le terrorisme islamiste.
Dans le même temps, le discours de haine est complètement banalisé sur Internet, sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les forums de discussion, les commentaires de vidéos ou d’articles, et jusque dans le langage ordinaire : l’expression « j’ai la haine » n’a-t-elle pas progressivement supplanté toutes les autres manières de dire son mécontentement ?
La haine engendre la violence
Discours, actes violents et décisions politiques constituent les effets visibles, dans le champ social, de la haine qui est d’abord intime. Selon Baruch Spinoza, c’est « une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (Ethique, III, Prop. XIII, scolie). Autrement dit, le sentiment en nous que quelque chose (ou quelqu’un) nous diminue, nous empêche. Il s’ensuit, toujours selon Spinoza, que « celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il a en haine » (ibid).
Contrairement, donc, à son usage galvaudé, la haine entraîne la volonté de faire du mal à l’autre, et, contrairement à ce qu’affirme Spinoza par ailleurs, il me semble qu’en cela elle diffère de la colère. Là encore, la langue nous éclaire : on dit bien « être en colère » et « avoir la haine », autrement dit la haine apparaît comme un objet, extérieur à moi, alors que la colère est un changement intérieur. Elle peut se muer en indignation puis en révolte et me mettre en mouvement non pas pour détruire, mais pour construire.
Rien de tel avec la haine : son mécanisme est purement négatif. Il s’agit d’éliminer la cause de mes problèmes, parfois même sans certitude que tout ira mieux après. La haine permet une simplification extrême. Il est ainsi symptomatique que les discours contre les élites, les femmes, les homosexuels, les médias et autres que tiennent des personnages comme Trump ou Bolsonaro (discours qui se banalisent également en France) entraînent un déversement sur les réseaux sociaux, puis des passages à l’acte gravissimes.
Sommes-nous plus haineux qu’avant ?
Peut-être serait-il illusoire, néanmoins, de penser que la haine est plus développée aujourd’hui qu’hier, et d’en imputer la faute à une cause quelconque de l’époque (tel ou tel personnage, telle ou telle technologie). La haine est une passion humaine et si on peut être légitimement inquiet de ce qui se passe actuellement, ce n’est pas à cause de la nouveauté, mais bien plutôt à cause de la ressemblance avec les déferlements de haine du passé.
Au XXe siècle, chaque période de guerre et de violence a été suivie d’une période d’illusion du « plus jamais ça ». Et puis, invariablement, l’illusion a pris fin. Nous sommes en train de vivre l’un de ces moments : l’Europe, qui devait apporter la paix et la prospérité, a perdu la confiance des peuples ; Internet, qui devait augmenter l’intelligence collective et abolir les distances, sert à la désinformation et à la radicalisation ; la démocratie, qui allait s’imposer partout, naturellement, après la chute de l’URSS, est rejetée, vote après vote, par une majorité d’électeurs.
Contrairement à ce qu’on nous dit parfois, le monde ne devient pas plus complexe : de plus en plus de gens prennent conscience du fait qu’il est complexe et, terrifiés à cette idée, ils courent se réfugier dans les distinctions bien nettes, et c’est pour cela que la haine gagne du terrain. Pour les uns, ce seront les immigrés le problème et ils ne verront aucun problème à laisser d’autres êtres humains mourir en mer ou être renvoyés en Libye, où ils seront susceptibles d’êtres réduits en esclavage. Pour les autres, ce seront les élites « politico-médiatiques », les « puissances de l’argent » complotant dans l’ombre pour maintenir le peuple sous tutelle. Pour d’autres enfin, ce seront les Juifs, qui ont servi de boucs émissaires pendant des siècles et sont encore aujourd’hui au cœur des théories du complot les plus délirantes.
La haine ne cessera jamais d’exister. La seule chose qui pourrait peut-être l’endiguer, c’est de faire le pari de l’intelligence, de l’information, de l’autonomie. Il est clair que nous sommes loin d’en avoir pris le chemin.
Thomas Schauder
Pour aller plus loin :
Baruch Spinoza, Ethique, Flammarion 2006 ou Points 2014.
A propos de l’auteur
Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chroniques Phil’ d’actu, publiées un mercredi sur deux sur Le Monde.fr/campus, sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.