Erasme, Grande Guerre, féminisme : notre sélection pour la semaine
Erasme, Grande Guerre, féminisme : notre sélection pour la semaine
Chaque jeudi, la rédaction du « Monde des livres » propose son choix d’ouvrages.
Paolo Rumiz publie « Comme des chevaux qui dorment debout » chez Arthaud. / JEAN-LUC BERTINI / PASCO
LES CHOIX DE LA MATINALE
En cette semaine de célébration de la Grande Guerre, l’écrivain triestin Paolo Rumiz nous emmène en Ukraine sur les traces de son grand-père, un des « malgré-nous » de l’Italie qui ont combattu pour l’empire austro-hongrois. Autre personnage à découvrir cette semaine : l’Américaine Mary MacLane, dont le récit autobiographique de 1901 à la modernité stupéfiante est un manifeste féministe visionnaire.
ROMAN. « J’ai décidé d’arrêter d’écrire », de Pierre Patrolin
L’écriture ne va pas sans tourments. Pierre Patrolin le rappelle dès l’ouverture de son nouveau roman : écrire, c’est sans cesse reprendre et corriger, douter de l’intérêt que quiconque pourrait éprouver à vous lire, « être tour à tour insatisfait, comblé, désolé ».
Alors, le narrateur de J’ai décidé d’arrêter d’écrire fait un jour le choix de ne plus s’inquiéter, et de laisser filer l’existence sans besoin de la retranscrire. En d’autres mots : de ne plus écrire, ou plutôt d’essayer d’arrêter.
Car l’entreprise se révèle complexe et douloureuse. L’homme se met à faire des insomnies et à prendre du poids, peine à renoncer à sa première phrase du matin, celle que l’on rédige une tasse de café à la main et qui fait tourner la tête. Pour mener son projet à bien, il a donc recours à plusieurs techniques : rester seul, faire disparaître crayons et papiers, rédiger quelques phrases sur son ordinateur mais ne pas sauvegarder le document.
Seulement, la tentation est grande d’arrêter d’arrêter d’écrire, tant l’envie est forte de « voir apparaître quelque chose ». Et le narrateur de se retrouver à tracer quelques mots à l’aide d’une plume à défaut de stylo, ou encore de s’enregistrer sur son téléphone portable. Racontant ces échecs répétés, il remonte l’origine du processus d’écriture au fil de ce texte qui devient un objet d’exploration littéraire aux multiples facettes. Avril Ventura
« J’ai décidé d’arrêter d’écrire », de Pierre Patrolin, P.O.L, 176 p., 17 €.
P.O.L
RÉCIT. « Comme des chevaux qui dorment debout », de Paolo Rumiz
Ancien reporter de guerre pour le journal romain La Repubblica, l’écrivain triestin Paolo Rumiz est aussi un insatiable écrivain-voyageur, nourri des œuvres de Nicolas Bouvier et de Ryszard Kapuscinski. Après avoir longé les confins orientaux de l’Europe, de Mourmansk à la mer Noire (Aux frontières de l’Europe, Hoëbeke, 2011) et parcouru 8 000 kilomètres en zigzag dans les Alpes et les Apennins (La Légende des montagnes qui naviguent, Arthaud, 2017), c’est vers l’Ukraine qu’il nous entraîne.
En Galicie, sur les traces de son grand-père, mort pendant la première guerre mondiale. Mort pour l’Italie ? Non, car en 1914, Trieste appartenait à l’Autriche-Hongrie, et cet homme, comme 120 000 autres, est parti combattre pour l’empire. « Parti et resté là-bas à “regarder la lune”, note Rumiz. Sur ce front terrible brûlé par le vent et la neige. »
Quand en 1918 Trieste est devenue italienne, l’histoire de ces malheureux qui s’étaient battus du mauvais côté – les « malgré-nous » de l’Italie – est restée taboue pendant des décennies. C’est pour combattre cette double mort (par le feu et par l’oubli) que Rumiz, un jour de Toussaint, s’est mis en route, sur les traces de son grand-père.
Impossible de résumer ce pèlerinage où l’on grelotte dans les tempêtes des Carpates, où les champs – de blé et de bataille – sont toujours en surimpression, où l’on passe de la joie à la mélancolie comme les violonistes tziganes du Danube. Rumiz écrit avec son cœur, ses veines, ses papilles. En pleines célébrations de la Grande Guerre, ce livre empli de pitié et d’empathie est le tombeau magnifique de tous les oubliés de l’Histoire. Florence Noiville
« Comme des chevaux qui dorment debout » (Come cavalli che dormono in piedi), de Paolo Rumiz, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, Arthaud, 388 p., 21,50 €.
ARTHAUD
PHILOSOPHIE. « Eloge de la folie », d’Erasme
Les Belles Lettres donnent ici à lire, en regard du texte, un commentaire écrit en 1532, jusque-là inédit en français, de cet indépassable manifeste de l’humanisme qu’est Eloge de la folie (1511), d’Erasme de Rotterdam (1467-1536).
Il est signé par un ami de l’auteur, le jeune médecin Listrius (Gerd Lijster), mais en grande partie écrit par un Erasme malicieux jouant à l’exégète de lui-même ou au « modérateur » prenant des distances vis-à-vis de sa propre audace.
Génial exercice de rhétorique, dont le mélange de savoir et de truculence annonce Rabelais, l’Eloge pousse à son extrémité la figure de l’antiphrase, puisque l’apologie de la raison, de la sagesse et de la vertu prend la forme d’une défense de leurs contraires, menée par la Folie. Cette tactique qui consiste, pour faire éclater le vrai, à prêcher le faux aura une riche prospérité littéraire. On la retrouve dans Les Provinciales de Pascal et, qui sait ?, peut-être même chez Sade.
Dans le contexte du XVIe siècle, où l’opuscule fut écrit, on constate, à le relire, à quel point il contient en germe la Réforme luthérienne. Mais Erasme, lui, se refuse à sacrifier le libre arbitre et combat la théorie luthérienne de la grâce (seul Dieu décide qui est damné ou sauvé), de sorte que les voies de l’humanisme et de la « Réformation » divergent rapidement.
Avec sa violence verbale coutumière, Luther accusera Erasme dans ses Propos de table d’avoir engendré avec son Eloge « une fille telle que lui ». A la retrouver, un demi-millénaire plus tard, elle n’a pourtant guère pris de rides. Nicolas Weill
« Eloge de la folie » (Moriae encomium), d’Erasme de Rotterdam, accompagné des notes d’Erasme, de Listrius et de Myconius, traduit du latin par Jean-Christophe Saladin, Les Belles Lettres, « Le miroir des humanistes », 226 p., 75 €.
LES BELLES LETTRES
JOURNAL. « Que le diable m’emporte », de Mary MacLane
Sa « vie en jachère », comme elle la nomme, la jeune Mary MacLane la veut grande. Incommensurable. Dans le récit autobiographique qu’elle compose en trois mois, en 1901, se lit, dans un souffle inaltéré, l’impatience de quitter l’univers étriqué de Butte, la ville de province où elle se morfond, et de marquer son époque par une œuvre littéraire.
S’inscrivant ouvertement dans la lignée du journal de Marie Bashkirtseff (1858-1884), cette diariste et artiste d’origine ukrainienne qui fut l’égérie du Paris des années 1880, ces carnets disent avec un sacré culot les rêves de gloire et de grandeur de son auteure.
Mais là où son aînée européenne s’en remettait à Dieu et à la Vierge pour réaliser ses ambitions, Mary MacLane passe un pacte avec le « Diable » : en l’occurrence une figure mystérieuse, objet d’une invocation constante, qui symbolise la liberté, le plaisir, voire la débauche. A travers elle et dans une langue incandescente, la jeune femme exprime son profond « égotisme » et le rêve d’un abandon à la sensualité.
Nourri de répétitions de motifs, qui lui confèrent sa force incantatoire, ce texte à la modernité stupéfiante livre un portrait sans apprêt et souvent attendrissant d’une jeune femme ivre d’audace. Un manifeste féministe visionnaire. Ariane Singer
« Que le diable m’emporte » (The Story of Mary MacLane), de Mary MacLane, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Frappat, Le Sous-sol, 160 p., 16 €.
EDITIONS DU SOUS-SOL