Un portrait du maréchal Philippe Pétain publié par le journal « L’Illustration », le 4 août 1917. / CHARLES PLATIAU / REUTERS

Comme la polémique de ces derniers jours l’a montré, l’ombre du maréchal Pétain et de ce qu’il incarne n’a cessé de peser sur la mémoire historique des Français, imposant aux responsables politiques de prendre position à l’égard de son héritage. Dans cet entretien, l’historien Laurent Joly, qui vient de publier L’Etat contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite (Grasset, 368 p., 20,90 euros), revient sur l’édification et la déconstruction de cette figure historique dans l’imaginaire national.

Le président Macron a fait référence à la figure du Pétain « grand soldat », comment s’est-elle intégrée dans l’imaginaire français après la première guerre mondiale ?

Philippe Pétain est devenu un héros national à 60 ans [en 1916]. Ce n’était pas le général le plus brillant, ni le plus en cour (les réserves du généralissime Joseph Joffre à son égard sont bien connues). Mais c’est lui qui est à la tête des troupes françaises à Verdun en 1916. On tient. La presse fait l’éloge du grand soldat. Son célèbre ordre du jour, « courage, on les aura », son attention à la vie quotidienne des poilus, Verdun sauvé, tout cela a rendu le général Pétain immensément populaire. En novembre 1918, il est élevé à la dignité de maréchal de France.

Qui est le Pétain de l’entre-deux-guerres ? Et qu’incarne-t-il en 1940 ? Quels sont les espoirs qui sont fondés en lui par une partie de la population française ?

Après la guerre, Pétain est un héros qui hésite entre sa tranquillité et la chose publique. Général en chef de l’armée française dans les années 1920, reçu à l’Académie française en 1931, il est ministre dans le gouvernement de Gaston Doumergue, en 1934. A près de 80 ans, il est le dernier grand chef militaire de la Grande Guerre : Ferdinand Foch et Joseph Joffre sont décédés, le premier en 1929 et le second en 1931.

A l’extrême droite, une campagne commence à se développer autour de son nom : « C’est Pétain qu’il nous faut ! » L’héritage césarien, le mythe de l’homme providentiel jouent à plein dans le climat de crise politique, marquée par l’antiparlementarisme et de crises économique et sociale qui caractérise la fin des années 1930. Pétain y est de moins en moins insensible. En novembre 1938, il fait presque un discours de politique intérieure, glorifié par Charles Maurras, le chef de l’Action française, mouvement royaliste et antisémite : « Nous avons oublié l’effort pour la jouissance, l’union devant le danger pour le bien-être. » Ce sont, déjà, avec deux années d’avance, ses mots de 1940.

Lorsqu’il accède au pouvoir, à la tête de l’Etat français, comment la propagande vichyste met-elle en scène la figure du maréchal Pétain ?

C’est « Pétain, le plus Français de tous les Français », le sauveur de la nation, qui va redresser le pays, nous protéger des malheurs de l’Occupation. Sa popularité est restée grande jusqu’au bout.

Dès lors, à partir de quel moment la figure du traître Pétain s’impose-t-elle ?

Plus que la radio de Londres, c’est vraiment au moment de son procès, en 1945. L’accusation veut à tout prix prouver l’existence d’un complot du maréchal remontant à l’avant-guerre pour prendre le pouvoir en trahissant son pays.

En août 1945, Pétain est condamné à mort pour « intelligence avec l’ennemi » et à l’indignité nationale. La peine de mort sera finalement commuée en raison de son grand âge, mais on ne peut pas faire plus infamant. L’opinion française est cependant divisée. Dès octobre 1944, l’un des premiers sondages IFOP révélait que près de 60 % des Français étaient opposés à ce que le maréchal soit condamné.

Comment se construit dans l’opinion française de la seconde moitié du XXe siècle un récit visant justement à exonérer Pétain ?

Sous l’Occupation, déjà, beaucoup de Français ont cru sincèrement en une alliance tacite entre Charles de Gaulle et Philippe Pétain. C’est un vieux mythe. Dès la fin des années 1940, un résistant proche de l’extrême droite royaliste, le colonel Rémy, le formalise dans les termes que l’on connaît depuis : il y avait De Gaulle, « l’épée », et Pétain, « le bouclier ».

En 1954, le premier historien de Vichy, Robert Aron, reprend la théorie à son compte. D’un point de vue historique, rien n’est plus faux. Mais c’est ce que beaucoup de Français des années 1940 et 1950 avaient envie de croire.

AP

Alors que l’ambiguïté demeure dans les décennies qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale, comment les responsables politiques de la Ve République appréhendent-ils le double héritage de Pétain, héros de la Grande Guerre, traître sous l’Occupation ?

En 1966, le général de Gaulle peut se permettre de dissocier les deux Pétain, celui de Verdun et celui de Vichy. Cela ne choque pas l’opinion car l’ampleur des crimes antisémites de Vichy et du rôle personnel de Pétain dans la politique de collaboration n’a pas encore été révélée par des historiens comme Robert Paxton et Marc Ferro, et ne suscite pas l’émotion qu’elle va peu à peu commencer à susciter.

Quand le président Valéry Giscard d’Estaing, le 11 novembre 1978, fait fleurir la tombe de Pétain de l’île-d’Yeu, cela ne suscite pas non plus le scandale. On est pourtant en pleine affaire Darquier de Pellepoix. Ancien commissaire général aux questions juives sous l’Occupation, ce dernier avait provoqué une polémique par ses déclarations scandaleuses : « A Auschwitz on a gazé que des poux ».

A partir du 11 novembre 1987, le président François Mitterrand décide de faire de ce qui n’était auparavant qu’un geste occasionnel un véritable rituel : chaque année, pendant six ans, une gerbe est déposée sur la tombe de Pétain. La dernière fois, en 1992, cela tourne mal. Serge Klarsfeld est sur place avec ses militants et des étudiants juifs de France. Que Mitterrand, qui refuse de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel d’Hiv, honore ainsi le maréchal Pétain est jugé insupportable.

C’est un véritable tournant. En 1993, Mitterrand doit renoncer à son dépôt de gerbe annuel. Et, depuis, les présidents de la République se sont tenus à cette position : le chef de l’Etat ne peut pas honorer le vainqueur de Verdun qui a mis son prestige au service de la collaboration avec l’Allemagne nazie.

La mémoire associée à la figure de Pétain a-t-elle un jour cessé d’être conflictuelle ? Est-ce que le président de la République, Emmanuel Macron, dans sa volonté de réconcilier les deux France n’a-t-il pas commis un impair ?

Jusque dans les années 1980, une majorité des Français interrogés sur Pétain, 1940, Vichy, la collaboration, avaient de lui une opinion plutôt favorable, « qui avait fait de son mieux », « s’était trompé de bonne foi », jugeait-on. Depuis les années 1990, chaque sondage a montré une dégradation de son image, très nette dans les plus récentes enquêtes. Le président Macron n’a pas pris la mesure de ce que, justement, de nos jours, il y a un large consensus négatif dans l’opinion publique sur Pétain.

Par son action entre 1940 et 1944, sa volonté d’inscrire la France dans une Europe hitlérienne et totalitaire, par la livraison de 25 000 juifs apatrides à l’été 1942, qu’il a recouverte de son autorité en considérant qu’elle était « juste », Pétain s’est déshonoré. Il est indigne d’une célébration nationale. Notre mémoire collective rejoint ainsi aujourd’hui le verdict de 1945.