« Noirs costauds » et « Blancs intelligents » : comment le sport entretient les préjugés raciaux
« Noirs costauds » et « Blancs intelligents » : comment le sport entretient les préjugés raciaux
Par Clément Guillou, Maxime Goldbaum
Le fichage ethnique au Paris-Saint-Germain, révélé par les « Football Leaks », rappelle que le monde du sport a souvent fait le lien entre couleur de peau et compétences présumées.
C’est l’autre aspect des révélations d’« Envoyé spécial » et Mediapart sur le fichage ethnique au Paris-Saint-Germain, à partir des « Football Leaks » : les préjugés raciaux demeurent répandus dans le football français. Comme si « l’affaire des quotas » à la fédération française ne lui avait pas permis de faire sa révolution.
En 2010, la direction technique nationale s’interrogeait sur une limite de joueurs binationaux à former et sur la diversification du recrutement à mener dans le football français. Laurent Blanc, sélectionneur, déplorait que l’on forme toujours les mêmes types de joueurs : « Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Les blacks. Et c’est comme ça. »
Erick Mombaerts, sélectionneur des Espoirs, suggérait de « s’attaquer à quelques croyances bien établies » et de prioriser le jeu au détriment de la performance individuelle. « Mais le jeu, forcément, ça va être d’intégrer d’autres types de joueurs. Parce que le jeu, c’est l’intelligence, donc c’est d’autres types de joueurs. »
En termes de croyances établies, en voilà une qui a la vie dure : les Noirs sont costauds mais bêtes comme leurs pieds et les Blancs chétifs mais dotés d’une vision du jeu à la Platini. C’est à la fois par crainte du communautarisme et pour chercher des profils de joueurs différents que le PSG s’est mis à classer ses recrues sur des critères ethniques, selon des recruteurs du club témoignant anonymement pour Envoyé spécial et Mediapart.
Ces profils, dans l’esprit des recruteurs et de leurs dirigeants, ne peuvent correspondre à des joueurs noirs : « On cherchait des joueurs qui apportaient un plus au niveau de l’intelligence de jeu », dit l’un. « On recherchait pas des profils blacks, costauds, etc. On recherchait plutôt des footballeurs avec une très bonne intelligence de jeu », renchérit l’autre.
Des préjugés répandus chez les recruteurs et les joueurs
Au tournant des années 2000, la Ligue 1 de football se forge la réputation de championnat le plus physique d’Europe. La capacité à gagner un duel est « le » critère de sélection d’un jeune. C’est avant que le jeu de passes du FC Barcelone et de l’Espagne, symbolisé par trois joueurs de 1,70 m environ (Lionel Messi, Xavi, Andrès Iniesta), ne conquière le monde. Cela incite le football français, qui vient d’écarter de ses centres de formation un certain Antoine Griezmann, jugé « trop petit », à enlever ses œillères.
La diversification ethnique se superpose à l’ouverture stylistique. Dans l’esprit des formateurs, puisque vitesse et force physique sont l’apanage des Noirs, la facilité technique et le sens tactique seront celui des Blancs. C’est ce qu’a observé Sébastien Chavignier, auteur en 2010 d’un mémoire de sociologie à Sciences-Po Paris sur les joueurs noirs dans le football français, réalisé à partir d’une enquête de terrain dans les centres de formation.
« Ces préjugés, souvent vagues dans leur formulation, s’articulent autour de “différences génétiques” supposées. Ces croyances racialistes expliqueraient le surcroît d’explosivité ou la puberté plus précoce des jeunes Noirs », explique-t-il en 2011 à Libération. Ces croyances sont aussi répandues chez les joueurs, y compris chez les Noirs, « qui, du coup, cherchaient consciemment à adopter un style de jeu basé sur ces qualités ».
Une spécificité française ? En 2009, le directeur de l’Académie de football de Feyenoord au Ghana, Karel Brokken, dit à So Foot : « Je constate que les joueurs africains évoluant en France possèdent tous ce profil extrêmement physique. Contrairement à la Belgique où on retrouve un peu plus de diversité, y compris des joueurs petits et techniques. »
L’offre africaine s’est adaptée à la demande européenne, hormis quelques exceptions comme les Ivoiriens formés par Jean-Marc Guillou : Gervinho, Bakary Koné ou Salomon Kalou n’étaient pas des armoires à glace. Dans les grands championnats, les Noirs sont surreprésentés en défense centrale et sous-représentés en meneurs de jeu. Des Africains jouant no 10 en sélection ont été positionnés un cran plus bas dans leur club européen.
En rugby, le cas des îliens
On retrouve cette spécialisation dans le rugby, où il semble acquis qu’un Fidjien, Tongien ou Samoan s’alignera à des postes requérant de la puissance physique mais pas stratégiques. Ces derniers (arrière, charnière, troisième-ligne centre ou talonneur) ne sont quasiment jamais occupés par des îliens, à propos desquels le rugby français entretient des clichés peu flatteurs.
« Il y a de vrais stéréotypes mais également une vraie différence de style, tempère Julien Clément, ethnologue et auteur de l’ouvrage Cultures physiques, le rugby de Samoa. Les jeunes Samoans jouent au rugby tout le temps, n’importe comment et développent donc des capacités particulières notamment en un-contre-un. Moi, quand j’ai appris le rugby, on m’a parlé de situation d’ensemble, de méthode globale, d’observation du jeu et d’intelligence situationnelle. »
Alors que les îliens ne considèrent pas le poste de no 10 comme étant celui dépositaire du jeu, il est jugé très stratégique en France. « En France, il faut connaître l’architecture de l’équipe pour occuper ce poste. Il est donc plus facile d’intégrer quelqu’un qui n’est pas habitué à la culture française du jeu à des postes moins au cœur de la dynamique collective, donc plus sur les ailes ou en mêlée », poursuit Julien Clément.
Quaterback ou entraîneur, des postes stratégiques réservés aux Blancs
La sociologie américaine a observé de longue date un lien entre couleur de peau et place d’un joueur sur le terrain. Dans le football américain, « très longtemps, la NFL a pratiqué une ségrégation par les postes, disait au Monde en 2016 Jeffrey Montez de Oca, professeur de sociologie à l’université du Colorado. Plus on se rapprochait du centre de l’équipe – et des postes de décision – et moins il y avait de joueurs noirs ».
Dans l’Amérique ségréguée des années 1950 et 1960, le quaterback, leader et stratège de l’équipe, mythifié dans la culture américaine, ne pouvait être qu’un Blanc. Situation qui a perduré jusqu’aux années 1970. De même, au base-ball, les Noirs ou Hispaniques évoluent rarement au poste de pitcher.
Dans le basket, où le poste de meneur de jeu a été rapidement incarné par de grands joueurs noirs – Oscar Robertson dans les années 1960, Magic Johnson dans les années 1980 –, c’est davantage leur manière de jouer qui était marquée par des préjugés raciaux. « Les Noirs révolutionnaient soi-disant le basket en apportant notamment un jeu moins codifié, moins structuré, plus basé sur l’improvisation et la vitesse que les basketteurs blancs », explique David Sudre, sociologue du sport.
Les préjugés sur la dimension athlétique comme point fort (quasi unique) des joueurs noirs sont plus que jamais remis en cause ces dernières années. Comme le souligne David Sudre, « le niveau de performance atteint à 3 points par des joueurs comme Ray Allen et Stephen Curry démontre bien que le jeu à longue distance n’est pas seulement l’apanage des basketteurs blancs ».
Une chaîne « pensante » majoritairement blanche
Après un siècle de stéréotypes véhiculés notamment par la presse sportive, certaines croyances disparaissent très lentement. En témoigne la place marginale occupée par les sportifs noirs dans les postes de direction. Ce phénomène a été analysé par le sociologue américain du sport Earl Smith, auteur de Race, Sport and the American Dream (2014).
Les trois facteurs explicatifs, tels que résumés par Alexis Trémoulinas dans la Revue française de sociologie, en sont : « La croyance partagée que les Noirs ne savent pas diriger et que seuls les Blancs peuvent être des managers valables ; la nature consanguine des directions sportives dans les franchises et les établissements sportifs ; le concept d’“homme marginal” (…) pour montrer comment les Noirs américains participent de la culture légitime mais sont toujours considérés comme des marginaux. »
Un phénomène que l’on retrouve dans le football européen, où toute la chaîne « pensante », de la présidence du club à la détection, est majoritairement blanche. Une homogénéité ethnique qui, celle-là, ne semble pas inquiéter les décideurs.