« Les business schools ignorent certaines réalités essentielles »
« Les business schools ignorent certaines réalités essentielles »
Par Martin Parker, Université de Bristol
Pour Martin Parker, professeur de management à l’université de Bristol, ces écoles ignorent nombre de réalités sociales et environnementales et diffusent des « idées dangereuses » sur l’économie.
Indices boursiers, le 16 septembre 2008, à Tokyo. / AFP
Juste après la dernière crise financière, une foule de personnes brûlait d’écrire dans la presse en quoi les business schools anglo-saxonnes étaient coupables. De nombreuses institutions étaient impliquées, et ces écoles n’étaient pas les seules responsables, mais beaucoup de gens estimaient qu’elles avaient posé les bases d’un rapport à l’argent particulièrement pernicieux : elles enseignaient la cupidité.
Les critiques à leur égard ne sont pas nées après la crise financière. Auparavant déjà, leurs détracteurs ne manquaient pas. Ils leur reprochaient de suivre des programmes trop académiques et déconnectés de la réalité du management, ou encore de ne faire qu’encourager la pensée à court terme et l’égoïsme.
On souligne aussi souvent que plusieurs personnalités-clés impliquées dans le krach de 2008, de même que dans de précédentes faillites économiques comme celles d’Enron et de WorldCom, étaient titulaires de MBA de grandes écoles de commerce. La morale de l’histoire n’est toutefois pas très claire. Entend-on par là que le fait de détenir un MBA n’empêche pas un individu d’adopter des pratiques risquées ou véreuses ? Ou bien que cela encourage ces pratiques ?
Il me semble absurde d’accuser une institution particulière d’une crise qui est clairement systémique. Cela dit, les business schools méritent une attention particulière. Dans mon livre Shut Down the Business School (« Fermez les écoles de commerce », Pluto Press, 2018, non traduit), j’écris que ce sont des lieux qui produisent et diffusent des idées dangereuses sur les organisations et l’économie. Ce sont des institutions qui défendent une manière particulière de penser l’économie, en plaçant en son cœur la finance et les systèmes de récompense des cadres.
Cependant, elles ont tendance à ignorer quantité d’autres questions – les émissions de carbone, l’inégalité, la justice et la cohésion sociale – qui sont pourtant essentielles si on ne veut pas que les économies de demain répètent les erreurs d’hier. Les mesures à prendre sont multiples pour éviter une nouvelle crise.
Quantité d’enseignants d’écoles de commerce voient dans cette situation une sorte de crise de légitimité, une remise en question de l’autorité établie. Et ils expriment des remords pleins de tristesse qui, souvent, provoquent chez eux une profonde réflexion. Est-ce donc cela que nous avons fait tout au long de notre carrière ? Tous nos espoirs de jeunesse ont-ils été trahis ? Beaucoup de ces observations présentent un point commun : l’idée que les promesses du passé n’ont pas été tenues.
Les avis divergent quant à l’âge d’or de ces écoles. Pour certains, la belle époque a commencé avec la fondation de la Wharton School, en Pennsylvanie, en 1881. En ce temps-là, le paternalisme républicain a conduit à la création des premières écoles de commerce américaines comme de lieux où enseigner le caractère et la technique.
La responsabilité d’enseigner à ceux qui détiendraient peut-être un jour les rênes du pouvoir occupait une place importante dans les discours des premiers bienfaiteurs et responsables de ces écoles. On note souvent, en particulier aux Etats-Unis, une volonté d’éduquer moralement. L’école de commerce était vue comme une sorte d’arme morale contre la corruption et la cupidité qui empreignaient le capitalisme sauvage du début du XXe siècle. Alors oui, peut-être les écoles de commerce constituaient-elles autrefois une force positive, mais qu’en est-il aujourd’hui ?
D’après Rakesh Khurana et Ellen O’Connor, qui enseignent en école de commerce et ont consacré d’impressionnants travaux à l’histoire de cette institution, le professionnalisme, la moralité et les valeurs civiques faisaient partie intégrante de l’enseignement des premières écoles américaines, mais ces « buts supérieurs » ont été pervertis et, de nos jours, ces établissements travaillent avant tout à produire une main-d’œuvre obéissante au service des grandes entreprises.
Mie Augier et James March nous livrent une vision légèrement différente dans l’ouvrage qu’ils ont consacré aux écoles de commerce dans la seconde moitié du XXe siècle (The Roots, Rituals, and Rhetorics of Change : North American business schools after Second World War, Stanford Business Books, 2011). En 1959, un rapport qui faisait suite aux critiques visant la qualité de la recherche et de l’enseignement des écoles américaines – que d’aucuns accusaient d’être des « déserts de la formation professionnelle » – a déclenché des tentatives concertées de faire entrer l’enseignement du management dans l’ère spatiale.
Résultat : un projet d’école où priment la science et les modèles de décision, et la ferme conviction que la société et les organisations peuvent être gouvernées par les technocrates et la technologie. On a ainsi tenté d’appliquer la rigueur des sciences dures à la politique publique. L’école de commerce se voyait comme un espace neutre au service du bien social en général, comme une université qui produirait les auteurs des prochains New Deals, armés d’ordinateurs et d’une solide connaissance des lois qui gouvernent le comportement humain en groupe.
On trouve dans tout cela des idées communes. La première étant que l’école de commerce est un lieu qui définit une classe particulière de personnes, les manageurs, en les équipant d’une forme de langage et de connaissances. L’école de commerce, dans un rôle de gardienne, décide qui fait partie des manageurs et produit les connaissances requises pour en être. En ce sens, la période « technocratique » de l’école de commerce américaine repose sur une forme intensifiée de « managérialisme » ; toutefois, pendant cette période, l’institution a justifié son existence par la science plutôt que par la morale.
Mais quelle que soit l’époque exacte de son âge d’or, le diagnostic de son déclin à partir des années 1970 est pratiquement le même. Pour Mie Augier et James March, la contre-culture des années 1960 a posé les fondations du « triomphe du moi » qui a commencé durant la décennie suivante – une expression qui, sous leur plume, semble signifier le « triomphe de l’égoïsme ». Les réflexions sur l’action collective ont amorcé un déclin, de même que les travaux de recherche sérieux indispensables pour faire des choix collectifs intelligents. Derrière tout cela, bien sûr, il y a eu l’ascension de la finance, et les flots d’argent et d’algorithmes qui ont fait qu’acheter et vendre des entreprises et des capitaux est devenu une activité plus lucrative que faire vraiment quelque chose. La finance a eu raison de la morale, et les business schools sont devenues rien de plus que des sortes de pensionnats de jeunes gens au service du capitalisme.
Traduit de l’anglais par Valentine Morizot